Quel est le sens de ma vie ?
Et cette vie que j’ai reçue, que vais-je en faire ?
Tout homme qui voit le jour se retrouve avec ces questions.
Questions profondes et lourdes de conséquence,
car suivant la vision qui va orienter ma route, je peux conduire ma vie en des directions bien différentes.
D’un point de vue objectif,
mon existence terrestre commence par ma conception, et se terminera par ma mort.
Bien des sagesses, et plus encore la tradition chrétienne, tout spécialement celle des moines,
invitent à considérer sa vie en la regardant depuis sa fin :
au jour de notre mort, qu’est-ce que je voudrais avoir vécu, qu’est-ce que je voudrais laisser ?
Regarder sa mort en face, ce n’est pas très confortable…
En notre époque, on évite plutôt ce regard sur la mort. La condition mortelle de l’homme dérange.
Beaucoup préfèrent le déni. On cherche à augmenter la vie, à la repousser au-delà des limites.
Mais n’est-ce pas vain ? car notre mort corporelle est aussi inéluctable que notre naissance.
Plus encore, c’est trop dommage,
car la mort a quelque chose à nous dire sur nous-même, quelque chose d’essentiel,
ce quelque chose d’indispensable pour donner du sens à sa vie.
Pour s’engager avec sagesse et responsabilité, il faut une vision.
Si on ne considère pas le terme, on erre, et on se perd,
car on ne peut engager sa volonté et mobiliser ses forces.
La fête de Toussaint, en nous ouvrant sur l’au-delà, permet de regarder autrement le moment de la mort.
Cette fête est en effet comme une porte qui s’ouvre,
comme un voile qui serait soulevé pour découvrir la beauté de l’au-delà.
Elle nous donne à voir au delà de la mort.
La vision qui nous est donnée est resplendissante de beauté et croissance de Vie.
En réalité, l’au delà est au-delà du beau, parce que ses habitants sont revêtus de gloire.
Pour ce qui est les anges, rien d’étonnant, nous semble-t-il.
Mais pour les saints, c’est une autre histoire : car ils sont homme ou femme, eux aussi.
La personne humaine est belle, certes, mais sa beauté décline au fil de sa vie.
Tout humain est en effet marqué par la laideur du déclin et de la mort,
mais aussi par sa complicité avec le mal.
Qu’une personne humaine puisse devenir éblouissante de gloire, voilà qui n’est pas sans question…
On voudrait demander, en paraphrasant la vierge Marie à l’ange Gabriel :
comment cela va-t-il se faire, puisque je suis un homme pécheur ?
Saint Jean, dans la première lecture,
voit par anticipation la foule des saints debout devant le Trône de Dieu et devant l’Agneau ;
il nous donne ainsi à voir ce que tout homme est appelé à devenir : un adorateur du vrai Dieu.
Voilà la but, voilà la pointe de la trajectoire : la sainteté aboutie,
c’est-à-dire la vie en pleine amitié avec Dieu.
Dans la deuxième lecture, le même apôtre affirme qu’à l’avènement du Christ,
nous lui seront semblables parce que nous le verrons tel qu’il est ;
Jean dévoile ici le chemin à prendre pour cette aventure de la sainteté :
le chemin vers la sainteté, c’est l’homme Jésus,
celui que nous devons contempler et suivre jusqu’à devenir tel qu’il est.
Enfin, quand Jésus, dans l’évangile, proclame les Béatitudes, il révèle le passage.
Sans ce passage, le chemin bute sur une impasse : la mort.
Au moment où Jésus proclame les Béatitudes, la vision demeure énigmatique,
tant ces paroles semblent paradoxales.
Mais en continuant à suivre Jésus, à le suivre jusqu’à la croix,
on découvre alors que les Béatitudes dresse le portrait du crucifié.
Et ce portrait est donc aussi celui de l’homme ou de la femme que je dois devenir !
Jésus, sur la croix, est le pauvre par excellence : il est dépouillé de tout, abandonné par tous.
Heureux les pauvres de cœur.
Jésus, sur la croix, pleure sur les hommes égarés et enfermés dans le péché.
Heureux ceux qui pleurent.
Jésus, sur la croix, est enveloppé d’une douceur, d’une tendresse que la souffrance n’arrive pas à voiler.
Heureux les doux.
Jésus, dans sa Passion, sans compromission avec le mensonge, ne succombe pas pour autant à la révolte.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice.
Jésus, avant sa mort, pardonne à ceux qui le crucifie.
Heureux les miséricordieux.
Jésus, devant l’épreuve, remet son esprit entre les mains du Père.
Heureux les cœurs purs.
Jésus, devant le déchaînement de la violence contre lui, répond par le don de lui-même.
Heureux les artisans de paix.
Jésus est calomnié, condamné, insulté, humilié.
Heureux si l’on vous insulte à cause de moi.
Ce chemin des Béatitudes, le Christ l’a ouvert pour nous à la croix.
Et ce chemin, au matin de la résurrection, débouche sur la gloire :
le crucifié-glorifié révèle devant nos yeux l’Homme accompli, la Vie en plénitude.
La véritable naissance de l’Homme apparaît donc dans ce passage de la Passion et du matin de Pâques.
Dès lors, le chemin des Béatitudes révèle son secret :
il est passage de la mort à la vie, de la vaine préservation à la nouvelle naissance.
Les saints ont tous empruntés ce chemin-là.
Ils sont tous passés par la grande épreuve qui ressemble à un pressoir de la mort,
mais qui s’avère être un passage vitale, un enfantement glorieux.
Sans ce passage, la mort est une porte close. Nos vies humaines ne peuvent pas se mêler à la vie divine.
La croix du Christ est la clef qui ouvre la porte de la mort sur une vie nouvelle.
Elle est le remède qui transforme la mort en vie éternelle.
Au milieu de l’évangile, Jésus se tourne vers ses disciples pour leur dire :
Voici que nous montons à Jérusalem.
Il y a deux Jérusalem vers lesquelles Jésus conduit :
La Jérusalem où Jésus descend, jusqu’à la mort sur la croix,
jusqu’au tombeau où son corps sera déposé dans le creux du rocher.
Et la Jérusalem d’en-haut que voit Saint Jean dans l’apocalypse :
la Jérusalem de la communion du ciel, ville où tout ensemble ne fait qu’un.
C’est la même ville, en réalité.
Mais au terme, la Jérusalem qui tue les prophètes est passée par le creuset de la mort du Christ,
elle a été relevée par la résurrection du Christ.
L’Agneau lui a fait traverser le gouffre de la mort, et il règne au milieu d’elle.
Nous considérions au début que, pour s’engager dans la vie,
il pouvait être profitable de la regarder depuis le jour de notre mort.
Ce jour-là, celui qui ne vit que pour lui-même et ne sait que compter sur lui-même
a toutes les raisons pour désespérer.
Car alors, dans la mort, il n’a plus rien. Et ce qu’il laisse derrière lui ne peut lui donner un surcroît de vie.
Celui qui a appris à compter sur le Christ se tournera spontanément vers celui qui tient la clef,
vers celui qui est la porte.
Quand Jésus invite ceux qui veulent le suivre à prendre leur croix chaque jour (Lc 9, 23),
il les invite à affronter les petites morts de la vie quotidienne en acceptant qu’elles deviennent des Pâques.
De Pâques en Pâques, le disciples fait l’expérience dès ici-bas de la vie nouvelle.
Heureux est-il.
Heureux est-il s’il affronte la pauvreté, la violence, l’injustice, l’offense, et les épreuves,
s’il affronte tout cela selon les Béatitudes, en contemplant le Christ à sa Passion.
Heureux est-il s’il choisit le chemin qu’a ouvert le Christ : car déjà, il vit du Royaume,
déjà, il goûte à la saveur de la vie divine
et se prépare à ne compter que sur le salut qui appartient à Dieu et à l’Agneau.
Pour cela, il nous fallait une vision. Notre vision, c’est le Christ.
Voyez quel grand amour nous a donné le Père, dit Saint Jean !
Au jour du grand passage, nous serons semblables à Dieu, car nous le verrons tel qu’il est.
Cette vision, cette espérance, nous permet d’avancer par la foi et d’agir selon la charité.
Non plus en engageant toutes nos forces pour préserver ce qu’on arrive encore à faire tenir,
mais en donnant notre vie.
Dès à présent, nous sommes enfants de Dieu, enfants de lumière :
Vivons donc en homme ou en femme sauvés par grâce, et appelés à la sainteté.
Saints et saintes de Dieu, priez pour nous, nous voulons être des vôtres !