Qui sont-ils toutes ces femmes et tous ces hommes qui, devant l’autel, nous regardent ? C’est cette foule immense de ceux qui chantent au ciel le cantique de l’Agneau. Jean, Pierre, Paul, Benoît, Martin, François, Claire, Dominique, le curé d’Ars, Bernadette, Thérèse, Louis et Zélie, Théophane, Charles, Pio, Edith, Teresa, Carlo,… et bien d’autres. Ils nous rappellent que l’horizon d’une vie chrétienne, c’est la sainteté. Comme l’aiguille d’une boussole se tourne vers le nord magnétique, notre vie est orientée vers cette réalité mystérieuse, invisible et présente, que l’on appelle la sainteté. Et la sainteté accomplie porte le nom de béatitude. C’est l’état de ceux qui voient Dieu et reçoivent de cette vision, comme le rappelle aujourd’hui l’Évangile, tout leur bonheur.
Aujourd’hui, nous ne célébrons pas la fête de la sainteté comme on célèbrerait la « fête de l’humanité ». Ce sont des hommes et des femmes parvenus au terme de la route de la foi que nous voulons vénérer, des hommes et des femmes comme nous pour qui la sainteté n’était pas chose gagnée mais qui ont suivi le Christ jusqu’à la mort, et parfois jusqu’au martyre. Cette perspective du bonheur promis à celui et à celle qui croient au Christ Jésus devrait polariser toute notre vie. Or avouons-le, elle est rarement notre préoccupation première. Peut-être est-ce dû à des fausses idées qui déforment la réalité de la sainteté ? Essayons de les identifier avant de rappeler quelques vérités fondamentales.
La première idée fausse concerne l’ambition de la sainteté. La sainteté, se dit-on, c’est seulement pour quelques-uns ; c’est pour les gens extraordinaires, ceux qui finiront leur vie exposés sous les autels. Pour moi, c’est autre chose. Je me contente de peu. Même si j’admire sincèrement ces grandes figures, je n’envie pas plus leur sort que celui du roi Charles ou des milliardaires de la Silicon Valley. Point trop n’en faut! L’excès nuit en tout ! La sainteté est excessive ; pour la plupart des gens, «Dieu n’en demande pas tant !»
Une deuxième idée fausse concerne les moyens à prendre pour devenir saint. Car l’ambition ne suffit pas ; il en faut les moyens. La sainteté exige des efforts. C’est coûteux, fatigant et pas toujours gratifiant. Dans ses apologies, saint Paul raconte séjours en prison, naufrages, prédications infructueuses, insultes des juifs, trahison des faux frères, menace des bêtes sauvages, maladies, flagellations et lapidation… Ces perspectives – qui sont aussi celles des béatitudes – n’ont rien d’enthousiasmant quand on fait le compte de ses forces. Si, pour être saint, il faut accomplir chaque jour les Douze travaux d’Hercule et devenir un culturiste de la volonté, il y a de quoi renoncer !
Une troisième idée fausse masque la vérité de la sainteté. Elle traduit peut-être une peur profonde ; je la formule sous forme de question. Au fond, les saints sont-ils bien humains ? Ne sont-ils pas plus divins qu’humains ? Et cela, qui en voudrait ?
Pour corriger ces erreurs et cultiver le goût de la sainteté, il nous faut tourner nos regards vers le Christ : le Saint par excellence, c’est Lui. Sa sainteté consiste dans son union au Père, dans l’Esprit. Le Christ n’est pas – comme les héros antiques – un mélange d’humain et de divin ; Il est, dans une seule personne, vrai Dieu et vrai homme. Il a une intelligence, une volonté et une liberté humaines qui sont tout entières pour Dieu. C’est cela, le secret de sa sainteté et ce secret est d’une importance capitale pour nous.
En effet, depuis l’Incarnation, la sainteté nous est devenue plus accessible, plus sûre. Il n’y a qu’à imiter les gestes de l’homme-Dieu, suivre ses exemples, obéir à ses commandements, garder sa parole, se nourrir de son corps et de son sang. En bref, il faut devenir comme lui l’homme des béatitudes. Avec le Christ, la sainteté est devenue chrétienne. Aussi «l’imitation du Christ produit des saints comme un pommier produit des pommes», disait un dominicain. Le problème de notre destinée surnaturelle se résume donc à la place du Christ dans notre vie. Tous ces hommes et toutes ces femmes que l’Église a canonisés ont ceci de commun : ils ont voué leur vie entière à suivre le Christ dans le service de Dieu ; ils se sont reconnus eux-mêmes comme les humbles membres de Jésus-Christ, les inutiles serviteurs de ce Dieu qu’ils servaient. C’est par cela qu’ils sont tous saints.
Il y a bien des efforts à consentir mais l’héroïsme du chrétien, comme celui du Christ, est humain. Le saint est un homme, une femme, comme vous et moi en qui la grâce de Dieu agit, non en tenant les fils d’une marionnette, mais en pénétrant à l’intime de l’âme et de ses facultés pour les orienter vers leur but. Le saint n’est pas téléguidé par Dieu, il est l’ami de Dieu, son enfant. C’est un homme, une femme, qui agit, mais par amour de Dieu.
Être un saint, cela ne consiste donc pas à sculpter sa statue, comme un stoïcien, mais tout simplement à désirer Dieu, sans rien perdre de sa substance ou de ses qualités humaines mais au contraire en étant d’autant plus humain qu’on est saint ! Le saint n’anéantit pas sa liberté ; il l’accomplit souverainement en Dieu. Il veut ce que Dieu veut, aime ce qu’il aime et hait ce qu’il hait. C’est le plus précieux de son être qui s’oriente ainsi vers Dieu, le plus précieux, c’est-à-dire sa liberté. Voilà l’aventure à laquelle Dieu nous convie.
(d’après une homélie de fr. Augustin Laffay, o.p., Rangueil, Toussaint 2008)
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