Jean baptise au bord du Jourdain. Il lance un appel à la conversion car le Royaume s’approche. La voix qui crie dans le désert résonne jusqu’à Jérusalem. De là et de toute la Judée, on accourt pour recevoir ce baptême de conversion. La démarche semble sincère puisqu’il est dit que ceux qui se faisaient baptiser reconnaissaient leurs péchés. La conversion conduit à la confession des péchés. Itinéraire magnifique de libération intérieure qui ne peut qu’émerveiller Jean Baptiste.
Or il nous prend au dépourvu… Loin de s’émerveiller en voyant pharisiens et sadducéens se présenter à son baptême, il les invective avec violence : « Engeance de vipères ! Qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? Produisez donc un fruit digne de la conversion. » Et il continue : « Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres : tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu. » Voilà que pour Jean, la conversion et la confession ne suffisent pas. Il attend de voir l’homme repentant porter du fruit. Dit autrement, de la conversion, il faut passer à la fructification.
Cet appel de Jean à porter du fruit n’est pas nouveau dans l’Ecriture. Il est même présent dès les origines. Permettez-moi de faire un petit détour biblique. Le premier mot que Dieu adresse aux humains qu’il vient de créer est « fructifiez ! » : « Dieu les bénit et Dieu leur dit : “Fructifiez et multipliez, remplissez la terre…” » (Gn 1,28). Mais qu’est-ce donc que porter du fruit pour des humains ? Il nous faut encore remonter à la première page de la Genèse, au troisième jour de la Création, où à l’appel de Dieu, « la terre fit sortir de la végétation, de l’herbe ensemençant de la semence selon son espèce et de l’arbre faisant du fruit qui a en lui sa semence selon son espèce » (Gn 1,12). La réalité de l’arbre produisant un fruit va donner naissance au verbe « fructifier », employé par Dieu à l’adresse des créatures du ciel et de celles des eaux (cf. Gn 1,22). Si les humains doivent porter du fruit à leur tour, c’est en regardant cet arbre qu’ils comprendront ce qui est en jeu.
Comment un arbre fructifie-t-il ? Il lui faut de la lumière, de l’eau et de la terre. Surgi du sol irrigué, bénéficiant de la lumière, il peut produire du « fruit portant sa semence ». Et pour l’être humain, qu’en est-il ? Lui aussi doit trouver une terre nourricière où s’implanter pour donner du fruit. L’humain n’est pas sa propre source, il n’est pas son terroir originel. Porter du fruit suppose de recevoir d’un autre. Et cet autre pour l’être humain, c’est Dieu. Le fruit de la créature humaine se reçoit de sa relation à son Créateur.
« Porter du fruit pour l’homme créé, c’est donc produire ce que Dieu et lui-même ont concocté dans la mystérieuse alchimie de leur intime relation. Cela vaut pour chaque humain qui accepte d’être greffé sur Dieu, cela vaut aussi pour un groupe humain qui se laisse irriguer par la sève divine. » (Philippe Lefebvre)
Ce matin, à l’office des laudes, nous avons chanté le psaume 1 : « Heureux est l’homme » qui incorpore la Parole venue de Dieu. Que devient alors cet homme ? Cet homme-là devient « comme un arbre planté auprès des eaux qui donne du fruit en son temps » (Ps 1,3) ! On retrouve l’image donnée par Jean Baptiste. On comprend alors son appel véhément adressé aux pharisiens et aux sadducéens : votre démarche de conversion ne sera effective que si la Parole de Dieu est pour vous une terre intérieure de laquelle s’élève votre vie. Le fidèle qui produit « un fruit qui demeure » a trouvé en soi une assise, une terre irriguée d’où « vient tout don parfait » (Jc 1,17). Dieu appelle l’humain à entrer en possession de lui-même : ce qu’il a à vivre est en lui, et c’est lui-avec-Dieu.
Si on ne nourrit pas sa vie intérieure par une relation vraie avec Dieu, que se passe-t-il ? Pour le savoir, retournons au livre de la Genèse mais désormais au chapitre 3, celui de la chute. Quand la femme parle au serpent, elle mentionne « le fruit » : « Du fruit des arbres du jardin nous mangeons, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin… » (Gn 3,2-3). Plus loin, la femme regarde l’arbre en question et en prend le fruit (Gn 3,6). Le fruit était originellement proposé comme l’avènement d’une intime et intense collaboration avec Dieu (« fructifiez ! », en Gn 1,28) ; il devient maintenant un objet qui pourrait être autonome, extérieur à Dieu, extérieur aux humains, dont on pourrait se saisir sans qu’aucune relation soit prise en compte. Le serpent va pervertir le projet divin. Il arrache les humains à l’aventure d’une intériorité vivante, habitée, pour les jeter dans une mainmise d’objets qui miroitent dans une extériorité permanente.
Produire un fruit digne de la conversion, selon l’expression de Jean le Baptiste, ce n’est pas capter, s’emparer d’un « objet » qui n’assouvira jamais notre désir, mais plutôt accepter l’altérité, entrer dans une communion mystérieuse dans laquelle un Autre, Dieu lui-même, est impliqué et recevoir de cette relation le « fruit » donné, don merveilleux qui dépasse notre entendement. Nous avons le choix entre vivre autocentré sur soi, fermé à toute autre présence, ou vivre à l’intime avec Dieu, lequel ouvre la relation à d’autres personnes, en compagnie de qui le mouvement de fructification s’opérera. Notre marche de l’Avent franchit donc une étape en ce dimanche : Voulons-nous passer de la conversion à la fructification ?
Dans quelques jours, nous célèbrerons la solennité de l’Immaculée Conception. Marie nous apprend à faire fructifier notre vie, elle qui méditait toutes choses en son coeur. Le « fruit de ses entrailles », Jésus, est vraiment le fruit d’une collaboration intime, parfaite, entre la vierge de Nazareth et Dieu lui-même. Confions-nous à son intercession. Gardons en nous la Parole de Dieu et laissons-la fructifier en vie qui vient de Dieu.
Inspiré d’un article de fr. Philippe Lefebvre, o.p., https://www.cairn.info/revue-etudes-2020-7-page-87.htm
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