Ce passage du discours des Adieux que nous venons d’entendre est à situer dans son contexte : Jésus vient d’annoncer la trahison du Judas, le reniement de Pierre et son départ vers le Père. On imagine le trouble et la tristesse qui habitent soudainement le cœur des Apôtres. Tout ce qui s’était tissé durant trois ans de vie en commun semble s’effondrer en un instant. Et pourtant Jésus parle d’un retour alors qu’il s’en va. Il donne sa paix alors que les disciples sont «bouleversés et effrayés». Il en appelle même à la joie. Nous qui lisons cet Évangile au lendemain de la fête de Pâques, nous avons les clés pour comprendre ce que Jésus révèle à ses disciples. Mais eux, comment ont-ils pu comprendre ? Tout ne s’éclaire qu’à la lumière de la Résurrection.
Jésus parle d’abord de sa venue. «Je m’en vais et je reviens vers vous» (Jn 14,28). Jésus annonce plus qu’un retour. C’est une venue de Dieu totalement nouvelle qui va se réaliser. L’Incarnation du Verbe était une première venue extraordinaire de Dieu dans le monde : Dieu s’est fait homme. Mais la deuxième venue ne peut que nous bouleverser : Dieu vient désormais habiter en chaque homme. «Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure» (Jn 14,23). Dieu fait sa demeure en nous. Il entre dans notre histoire personnelle. Réalisons-nous, frères et sœurs, que Dieu-Trinité est là en nous ? Disons-le : Dieu nous est plus proche maintenant que pour ceux qui ont côtoyé Jésus sur cette terre. On comprend que Jésus avait hâte de vivre sa pâque. Car il voulait rejoindre tous les hommes de la terre. Celui qui est parti est donc plus que jamais présent. Il est l’hôte de notre âme. Nous sommes habités par Dieu.
Cette réalité pascale ne peut que transformer notre vie qui est désormais marquée d’une empreinte divine. Nous comprenons que notre vie de croyant ne se résume pas à un accomplissement de rites cultuels mais à l’accueil d’une présence en nous, celle de Dieu lui-même. Dieu nous devient familier. Il nous accompagne à tout instant, nous soutient, nous réconforte, nous éclaire. La foi devient donc la mise en œuvre de cette unique condition que pose Jésus : «Si quelqu’un m’aime …». Croire, c’est aimer Jésus. Nous n’avons pas à nous élever au ciel jusqu’à Dieu pour l’aimer. C’est Dieu qui descend du ciel en nous, qui frappe à la porte de notre cœur et vient mendier notre amour. Si seulement nous savions quelle part d’infini et d’éternité habite déjà en nous malgré la pauvreté de notre amour ! «Si tu savais le don de Dieu …» (Jn 4,10)
Jésus ne s’arrête pas là dans la révélation qu’il laisse à ses Apôtres à l’heure des Adieux. S’il annonce que Dieu vient en l’homme, en tout homme qui l’aime, il annonce aussi que l’homme peut entrer en Dieu, pénétrer au cœur de la Trinité. «C’est la paix que je vous laisse, c’est ma paix que je vous donne, ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne» (Jn 14,27). Qu’est-ce donc que cette paix qui est propre à Jésus et qu’il nous donne ?
Cette paix que le monde ne connaît pas, c’est sa condition de Fils du Père. La paix de Jésus, c’est ce lien de communion, cet échange de vie et d’amour entre le Père et le Fils. Jésus est dans la paix car il se sait Fils éternel. Il invite ses disciples à se réjouir de son retour vers le Père car ce qui fait vivre le Fils, c’est d’être auprès de son Père. En donnant sa paix, Jésus nous permet d’entrer avec lui dans l’intimité du Père. Il nous partage sa condition de Fils. Il nous agrège à son être filial. La paix que Jésus donne est plus qu’une sensation de bonheur, de joie : c’est une recréation de notre être. En nous donnant sa paix, Jésus nous filialise, il filialise notre chair, il filialise nos désirs, il filialise nos pensées, il filialise notre agir.
En déployant en nous sa filialité, il nous sauve du péché fondamental qui est le refus de la paternité de Dieu (Bernard Bastian). Cette paix de Jésus nous libère de la recherche d’être vu, admiré, reconnu car désormais toute gloire est rendue au Père. Celui qui est filial n’a rien en lui qui pourra donner prise au Prince de ce monde. L’extérieur peut tomber en ruine, l’être intérieur reste inattaquable. Être dans la paix du Christ, c’est être totalement tourné vers le Père, c’est faire mourir ce qui n’est pas filial en nous, c’est laisser jaillir le cri des enfants de Dieu : «Abba, Père !» Il n’y aura donc pas d’expérience de la paix de Jésus dans notre vie, s’il n’y a pas ce désir préalable de la conversion, du retournement de notre être vers le Père. Notre désir doit être celui de Jésus : revenir vers le Père. Notre joie doit être celle de Jésus : aimer le Père et faire tout ce qu’il nous commande.
Cher frère Marek, par ta profession monastique en ce jour, tu manifestes ton désir d’être pleinement fils du Père, de te conformer au Christ. Cet appel se concrétise pour toi en devenant moine au cœur de la ville. C’est en vivant dans la ville que tu veux chercher Dieu au milieu des hommes. C’est en priant dans la ville que tu veux contempler la Jérusalem nouvelle que nous annonce le Livre de l’Apocalypse. C’est en aimant dans la ville que tu veux suivre l’Agneau qui illumine les hommes. Sois fils dans le Fils, reçois le don de la paix de Jésus. Qu’elle descende sur chacun de nous en cette eucharistie afin que le monde sache que nous aimons le Père et qu’il a fait de nous son Temple Saint. Lui en nous et nous en lui.
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