La célébration de la Cène du Seigneur nous donne de contempler deux moments forts de ce dernier repas : l’institution de l’Eucharistie et le lavement des pieds. Deux moments qui sont associés et qui ont la même particularité, celle de devoir être réitérés par les disciples de Jésus. « Faites cela en mémoire de moi », dit Jésus en rompant le pain et en présentant la coupe de vin. « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous », conclut-il après avoir lavé les pieds de ses disciples. C’est dire l’importance de ces gestes pour Jésus s’il nous demande de faire comme il les a fait. Et plus encore l’importance du sens qu’il donne à ces gestes pour qu’ils deviennent signes de sa présence et de son amour au milieu de nous.
Regardons d’abord la scène du lavement des pieds. Le geste choque car dans la culture de l’époque, seul le païen pouvait laver les pieds des juifs. Jésus s’abaisse comme l’esclave et c’est insupportable pour Pierre : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! ». Pierre ne connaît de Jésus que celui qui a les paroles de la vie éternelle et qui réalise des miracles comme il vient de le faire en ressuscitant Lazare. Jésus est Maître et Seigneur et Jésus ne refuse pas ces titres : « Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis ». Mais il vide ces titres de tout pouvoir auquel on les associe en s’abaissant devant ses disciples pour leur laver les pieds. Ce geste est une mort à une certaine image du pouvoir, au goût du pouvoir. En refusant ce geste, Pierre refuse de perdre la puissance que lui confère son statut de disciple d’un tel Maître.
Or la dignité du disciple n’est pas dans le pouvoir qu’il acquiert mais dans le fait d’être fils bien aimé du Père. C’est cela que Jésus veut leur faire comprendre. C’est lors d’une nuit en prière qu’il a reçu du Père ses disciples. Il a vu briller en chacun de ses disciples la lumière de Dieu. Aujourd’hui, Jésus s’incline devant cette lumière, il s’agenouille devant chacun de ses disciples parce qu’ils sont des authentiques fils de Dieu. En Jésus, Dieu s’incline devant la dignité de l’homme. Il utilise son pouvoir uniquement pour servir la dignité de l’autre.
C’est à la lumière du lavement des pieds qu’il nous faut comprendre l’autre récit, celui de l’Eucharistie. Ce récit n’est pas dans l’Evangile selon saint Jean en tant que tel mais nous pouvons pourtant y voir Jésus préparer le vin de l’Eucharistie en changeant l’eau en vin à Cana (Jn 2) ainsi que le pain de l’Eucharistie quand il multiplie les pains pour la foule dans le désert et qu’il dit « Moi, je suis le Pain de Vie » (Jn 6). Le pain et le vin sont donc mentionnés et ce que Jean nous dit du sens de l’Eucharistie, il l’exprime lorsque Jésus interrompt le dernier repas et qu’il accomplit le geste du serviteur : « Moi, je me livre et je m’agenouille devant vous ».
Jésus prend le pain des hommes et le transforme en son Corps. De même le vin en son Sang. Le pain, c’est le labeur de l’homme, ses espérances, ses souffrances. Le pain, c’est toute notre vie. Le vin, c’est la joie de l’homme et l’alliance. Le vin, c’est tout le bonheur de notre vie. Tout de l’homme est repris dans l’Eucharistie et en rompant le pain, Jésus dit : « Ceci est mon Corps rompu pour vous ». C’est la mort à toute sorte de pouvoir et d’emprise. Il s’agit de mourir par amour. Il s’agit d’être capable d’aimer jusqu’à mourir. Il s’agit de s’agenouiller devant son frère et non de le regarder d’en haut.
Ce que Jésus a fait, nous sommes appelés à le faire de même en tant que disciples du Christ. Mon corps, ce que je deviens par mon travail, par ma formation, par ma maturation, par mes passages à vide, par mes relations, mon corps, pour Toi, rompu… Faites ceci en mémoire de moi… Mon sang, toute ma vie versée pour Toi. Mon sang pour que les hommes soient en alliance entre eux et avec Dieu. Je donne mon sang pour cela… Faites ceci en mémoire de moi.
Jésus livre son corps pour que plus personne n’échappe à l’amour de Dieu. Et Dieu ne peut livrer que la chair que nous voulons bien lui livrer. Ce soir, de cet autel, l’Eucharistie va déborder vers chacun de vous, s’emparer de votre chair et la ramener dans le Corps du Christ. Jésus vit le mouvement eucharistique en chacun de nos vies.
En lavant les pieds de ses disciples, Jésus leur a dit : « Je meurs pour toi ». En rompant le pain et en présentant la coupe, Jésus leur a dit : « Ma vie, nul ne la prend. C’est moi qui la donne ». Plus nous communions à son Corps et à son Sang, plus l’Eucharistie se vit moins à l’autel que dans notre propre chair. De moins en moins l’Eucharistie va se passer en dehors de nous, de moins en moins elle se réduira à un rite. On ne va pas à la messe, on devient la chair de Dieu. Devenir la chair de Dieu, c’est la plus grande joie qui puisse exister mais une joie engageante.
Que par le service du frère au long du jour jusqu’à mourir pour lui, nous puissions exprimer ce que nous devenons à chaque Eucharistie célébrée : le Corps du Christ. Ce mystère est grand. Puissions-nous prendre soin de notre foi pour en vivre avec intensité et débordement.
(inspiré d’une homélie de Bernard Bastian, Jeudi Saint 2008)
© FMJ – Tous droits réservés