« Je ne connais pas cet homme dont vous parlez ». La réponse de Pierre à ceux qui le prennent à partie parce qu’il est un disciple du galiléen qu’on vient d’arrêter, sonne comme une trahison. Pierre avait pourtant proclamé avec audace à Césarée-de-Philippe : « Tu es le Christ » (Mc 8, 29). Puis au dernier repas : « Même si tous viennent à tomber, moi, je ne tomberai pas ».
Paradoxalement au même moment, le grand-prêtre interroge Jésus : « Es-tu le Christ, le Fils du Dieu béni ? ». Les deux titres de « Christ » et de « Fils du Béni » rappellent le titre même de l’évangile selon saint Marc : « Evangile de Jésus Christ, Fils de Dieu ». Le moment est donc décisif. Et la réponse de Jésus est sans équivoque : « Je le suis ». Elle lui vaudra sa condamnation à mort, sous l’inculpation de blasphème.
À y regarder de près, le récit de la Passion ne se compose pas d’un unique procès mais de deux. Dans la cour haute du palais, Jésus va être jugé par un tribunal composé des grands-prêtres, des anciens et des scribes. Parallèlement dans la cour intérieure du palais, Pierre va être jugé par une jeune servante et quelques valets anonymes.
A la vaine obstination du tribunal à trouver un témoignage recevable contre Jésus va correspondre l’incapacité de Pierre à rendre le moindre témoignage à Jésus. Aux trois interventions du grand-prêtre correspondront les trois mises en accusation de Pierre. Bien loin de se montrer témoin de Jésus, Pierre le reniera ouvertement par trois fois et prétendra ne pas le connaître. Oui, les témoins sont introuvables. Dans sa dernière intervention, le grand-prêtre conclura : « Pourquoi nous faut-il encore des témoins ? ».
Jésus, lui, aura toujours besoin de « témoins » et l’annonce de l’Evangile ne saura se faire que par des « témoins », même si, pour l’heure, le plus hardi des Douze se montre incapable de témoigner de sa solidarité avec Jésus. Il ment et se dérobe. Jamais Pierre ne pourra oublier ce mensonge, cette dérobade initiale.
Or Pierre a livré à son ami proche Marc son témoignage. Celui-ci fait partie du noyau dur de l’évangile, du récit de la Passion, récit primitif et primordial. Pierre n’a pas caché à Marc sa faiblesse ni ses larmes. Et l’Eglise, dans son écrit le plus fondamental, avec une sagesse qui ne vient pas des hommes, ne craint pas de raconter la faute impardonnable de celui qui est censé la gouverner. Nul évangile ne saurait être jamais publié et déclaré canonique s’il omet la fuite des disciples et le reniement du premier d’entre eux. La conséquence est limpide : l’évangile est le contraire absolu d’un récit de propagande ! Ce récit, tant qu’il reste vivant, empêche à tout jamais la religion chrétienne de devenir une idéologie. Il n’y a pas de confession de Jésus Christ sans confession corollaire de la précarité du témoin : un infirme et un pécheur, un tout-petit, un minable aux yeux des hommes. Le témoin ne devient « témoin » qu’en déclinant son identité et cette situation où il fut saisi lui-même, brusquement, d’une vérité qui le dépasse, plus forte que lui, dont il témoigne aujourd’hui.
Ce que Pierre ne pourra jamais oublier, ce n’est pas tant le mensonge et les larmes que la leçon attachée à cette expérience bouleversante : ni son courage personnel, ni son amour enflammé et sincère pour le Christ ne lui ont permis de devenir « témoin ». Seule la grâce permet cela. Toute confession vient de Dieu. Paul ne cesse de l’affirmer : « Personne ne peut dire « Jésus est Seigneur », sinon par l’Esprit Saint » (1Co 12, 3).
En retour, et cela n’est pas moins important, la « confession de Pierre » à Césarée reste couverte d’un voile si elle n’est pas éclairée de sa face nocturne rapportée dans le récit de la Passion. Tout chrétien aujourd’hui, en récitant avec foi le « credo » reçu de l’Eglise, peut et doit confesser également : « Je ne connais pas cet homme » et j’en suis un piètre témoin. Par nos seules forces, la véritable confession chrétienne est hors d’atteinte, elle n’existe que reçue de l’Esprit Saint dans la médiation de l’Eglise.
Dans l’évangile de Marc, c’est la dernière apparition personnelle de l’apôtre Pierre. Elle est testamentaire. L’icône de Pierre sera celle de l’homme au coq, en pleurs. Les larmes de Pierre sont l’effondrement du colosse, la brisure enfin consentie qui ouvre son cœur au pardon de Jésus, à la miséricorde, seule puissance capable de sauver le monde.
Au début de cette Semaine Sainte, suivons le Christ avec humilité, implorons sa miséricorde pour le pardon de nos fautes. Il nous guérira, il nous rendra la vie et, nous le croyons, nous vivrons en sa présence.
(inspiré de fr. David-Marie d’Hamonville, Marc l’histoire d’un choc, Cerf, p. 336-344)
© FMJ – Tous droits réservés