Qui est-il ce Pilate qui sort du Prétoire ? Rien ne nous est dit jusque-là dans l’évangile selon saint Jean sur son existence et nous ne serons informés ni sur son titre ni sur l’autorité qui est la sienne. La surprise n’en est que plus grande quand la première question que Pilate pose à Jésus est formulée ainsi : « Es-tu le roi des Juifs ? »
D’où Pilate tire-t-il ce titre de « roi des Juifs » ? Dans l’évangile selon saint Jean, c’est la première fois qu’elle apparaît explicitement après l’acclamation de Jésus par la foule comme le « roi d’Israël » lors de son entrée à Jérusalem. Jésus lui-même ne s’est jamais présenté comme le « roi des Juifs ». Comment ce titre est-il parvenu aux oreilles du gouverneur ? Quelle connotation a-t-il dans la bouche de Pilate ? Mépris, moquerie, scepticisme, indignation ? Reprend-il une accusation des grands-prêtres ? Cela semble en effet le cas puisque les grands prêtres disent à Pilate à la vue de l’écriteau qu’il a fait placer sur la croix : « N’écris pas : ‘Roi des Juifs’ ; mais : ‘Cet homme a dit : je suis le roi des Juifs’ » (Jn 19, 21). Jésus est accusé d’avoir usurpé le titre réservé au Messie attendu. Usurpation, voilà le motif de condamnation.
De fait, devant Pilate, Jésus ne nie pas qu’il est roi. Il lui parle de sa royauté qui n’est pas de ce monde. Il lui parle de sa mission qui est de rendre témoignage à la vérité. Mais le quiproquo sur le titre de roi s’accroît au fur et à mesure de l’échange. Jésus assume les implications royales du titre de « Christ » mais celles-ci sont chargées de connotations politiques par les autorités religieuses. Pour Jésus, l’ambiguïté qui entoure cette royauté disqualifie d’emblée un dialogue sur ce sujet avec le représentant de l’empire romain situé aux antipodes du « royaume de Dieu » annoncé.
De la confusion, il n’y a alors qu’un pas pour céder à la dérision. Pilate le franchit. Il va donner Jésus en spectacle à ses soldats. Il va être flagellé, il va être moqué comme Jésus l’avait prophétisé dans la troisième annonce de la Passion (cf. Mc 10, 34). Ici, chez les païens, Jésus est moqué comme roi, travesti, affublé de la pourpre et d’un semblant de couronne, objets d’une parodie de rituels de respect : « Salut à toi, roi des Juifs ! ». Le pouvoir organise le spectacle de la dérision du pouvoir ! Comme s’il ne restait plus à Pilate que la dérision pour affirmer sa souveraineté.
Jésus se ferme peu à peu au dialogue avec Pilate. Et inversement Pilate semble déconcerté, pris d’un dilemme intérieur. Le représentant du plus haut pouvoir, au contact de Jésus, voit vaciller son autorité. Il ne maîtrise plus la situation et se trouve pris en contradiction.
La coutume d’une grâce accordée à l’occasion des fêtes juives est paradoxalement ce qui va manifester la démaîtrise de Pilate. Le bon-vouloir du prince se mue en concession coûteuse. Celle-ci est assortie de la condamnation de celui qu’il entend justement gracier.
S’engage alors un dialogue entre Pilate et les Juifs, un dialogue qui décidera du sort de Barabbas et de Jésus. Au cours de cet échange, Pilate continue de désigner Jésus comme « le roi des Juifs » ou encore comme « votre roi ». Son insistance est étrange. Peut-être a-t-il imaginé que la foule était favorable à Jésus ? Mais il va expérimenter que ce titre dans la bouche d’un Romain ne peut être que source de difficultés dans son dialogue avec les Juifs. En fait, Pilate a un regard réducteur. Il ne voit en Jésus qu’une figure de pouvoir. Peut-être parce que lui-même est obsédé par son propre pouvoir. « Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher, et pouvoir de te crucifier ? », dit-il à Jésus. La réponse de Jésus ne peut que le déconcerter : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi si tu ne l’avais reçu d’en haut ». Pilate cherche alors à le relâcher mais il prit à son propre piège. Il échoue.
L’affrontement avec les grands-prêtres les conduit à un quasi-blasphème : « Nous n’avons pas d’autre roi que l’empereur », osent-ils affirmer. Un comble ! Pilate abandonne maladroitement au jugement des Juifs influencés par les grands-prêtres le destin de Jésus. Les grands-prêtres et les gardes sont les premiers à crier : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! ». Et les Juifs reprendront : « A mort ! A mort ! Crucifie-le ! » Le verbe crucifier résonne trois fois comme une sentence sans appel.
Désormais, sur la croix, Jésus gît comme un roi déchu. Son titre royal n’est pas gravé avec son effigie comme celle de César sur des pièces de monnaie. C’est sur un bois sans valeur que l’inscription de sa royauté est notifiée au-dessus de l’homme nu au supplice. Ce « roi » crucifié figure le non-pouvoir et la non-valeur, le renoncement radical au pouvoir et la gratuité absolue. Oui, sa royauté n’est pas de ce monde.
Les grands font sentir leur pouvoir, avait dit Jésus à ses apôtres. Jésus, lui, a remis son pouvoir entre les mains de son Père. Il n’a pas retenu le rang qui l’égalait à Dieu mais il s’est anéanti jusqu’à mourir sur une croix. C’est l’humilité du Christ qui nous sauve. Sa mort fait taire tous les faux pouvoirs, tous les faux semblants, tous les mensonges. Par lui, nous recevons le pouvoir de devenir enfants de Dieu. En lui, nous devenons prêtres, prophètes et rois. Que sa croix soit donc notre unique gloire, que son Nom soit notre seule force.
(inspiré de Marc-David d’Hamonville, Marc l’histoire d’un choc, Cerf, p. 347-353)
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