Jésus a gravi la montagne. Il n’est pas seul. Quatre premiers disciples ont été appelés et des foules commencent à le suivre. C’est ainsi que Jésus inaugure son enseignement par la proclamation des béatitudes. Il ouvre un chemin de bonheur inattendu. Il prend à rebours les valeurs du monde et proclame heureux les pauvres en esprit, les affligés, les affamés et les assoiffés de justice et même les persécutés. On est bien loin du bonheur qu’on attendrait de la réussite, de l’argent, du pouvoir, du sexe, de l’épanouissement personnel… Les paroles de Jésus annoncent une nouvelle conception de l’homme et du monde. Paul en donne un écho dans la première lettre aux Corinthiens que nous avons entendue : « Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort ; ce qui n’est pas, voilà ce que Dieu a choisi, pour réduire à rien ce qui est » (1Co 1, 26-31).
Le regard de Jésus n’est pas le nôtre. Jésus voit une espérance dans toute situation qui paraît à vue humaine totalement désespérée. Souvenons-nous de son regard dans le temple remarquant la pauvre veuve mettant deux piécettes dans le Trésor alors que tous les regards étaient attirés par les grosses sommes d’argent versées par les riches (Mc 12, 41-44). Jésus a vu celle dont personne ne faisait attention. Il a vu la valeur de son geste : « elle a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre » alors que les riches ne mettaient que de leur superflu. Cette femme était pauvre et en se dépouillant encore plus pour le Seigneur, elle a trouvé grâce à ses yeux. Jésus l’a vue, Jésus l’a aimée, Jésus s’est reconnu en elle.
Voilà une clef pour comprendre les béatitudes. Si Jésus proclame heureux les pauvres, les affligés, les doux, les cœurs purs, c’est parce qu’il se reconnaît en eux. Jésus trouve en eux le réconfort ; plus que cela, la force de suivre son chemin personnel d’abaissement et d’humiliation. Jésus estime les petits, les fragiles, ceux et celles qui sont dans le manque car lui-même s’anéantit volontairement, lui qui est de condition divine, jusqu’à embrasser la Croix qui l’attend. Sa vie, nul ne la prend, c’est lui qui la donne.
Est-ce à dire que les paroles de Jésus sont une invitation à la souffrance pour elle-même, à nous amputer de ce qui nous serait le plus propre ? Non, il nous invite à reconnaître, au cœur des tribulations de notre vie, la marque de la résurrection. Il nous invite à expérimenter, concrètement, vitalement, que la puissance de la résurrection nous est donnée lorsque la croix se plante dans notre vie ; que la vie du Christ en nous est plus puissante que toute souffrance humaine parce que, sans la supprimer, elle la transforme. C’est bien cela que nous décrit Paul de sa propre vie: « On nous croit tristes, et nous sommes joyeux; pauvres, et nous faisons tant de riches; démunis de tout, et nous possédons tout » (2 Co 6, 9-10). Il ne s’agit pas d’être heureux grâce aux souffrances – ce serait une perversion – mais de découvrir la présence du Christ dans les peines et l’affliction.
« Pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » (Jn 20,15), entendons-nous dans l’évangile du matin de Pâques. Les larmes ouvrent un nouvel espace de présence à celui qu’on croyait mort et qu’on n’attendait plus. La consolation est le fruit d’une nouvelle alliance.
Nous comprenons mieux, alors, que la vie des béatitudes est une conformation de notre vie à celle du Christ, une invitation à le rejoindre dans les joies et jusque dans les peines. Car, quel est celui qui le premier, et au plus haut point, a vécu pauvre de cœur mais insulté ; doux, assoiffé de justice, le cœur pur, artisan de paix, mais affligé, en pleurs et persécuté …? Les béatitudes sont à lire et à vivre à la lumière de la Croix, de la passion et de la résurrection de Jésus. La vie du disciple est configurée à celle du Christ, au point que « Je vis, dit saint Paul, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20).
Ce choix des béatitudes ne va pas de soi, précisément parce qu’il nous conduit à contenir des inclinations que nous portons vers des biens naturels, plus encore à refuser le bonheur produit par notre volonté de puissance. Mais ce n’est plus livrés aux seuls moyens humains que nous essayons d’atteindre ce bonheur vrai, c’est unis au Christ et appuyés sur sa victoire acquise sur la mort que nous sommes certains d’y parvenir. Et les promesses associées à chaque béatitude ne sont pas seulement pour demain, pour la vie éternelle, elles valent pour son anticipation qu’est notre vie présente. L’évangile des béatitudes n’est pas celui des lendemains qui chantent, il est celui de l’aujourd’hui qui sourit, parce qu’il est éclairé de la présence aimante du Christ.
(des extraits inspirés d’une homélie de fr. François Daguet, op, 3 février 2008, Rangueil)
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