Cette page d’Évangile est l’une des plus belles que nous ayons. Non pas parce qu’elle remplit les critères de la rhétorique parfaite, telles que la brièveté, la clarté, la plausibilité[1], mais parce qu’elle nous révèle quelque chose d’inouï, d’impensable. Elle nous révèle ce qu’est la miséricorde de Dieu. Pourtant la comprenons-nous vraiment ? Souvent nous retenons qu’il s’agit de la parabole de l’enfant prodigue. Mais quand nous la lisons plus attentivement, nous remarquons que la place du fils aîné est non moins importante. Ce n’est bien souvent qu’en dernier lieu que notre regard se pose sur la figure du père qui nous donne la pointe du récit. Et justement, les dernières paroles du Père sont précisément : « Il fallait festoyer et se réjouir » ; « Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! » Laetare ! Réjouissons-nous !
Ce cri, cet appel, Jésus le reprend dans ce qu’on appelle les 3 paraboles de la miséricorde : dans chacune, il s’agit de retrouver ce qui était perdu : une brebis, une drachme, et un fils. C’est cette dernière que nous venons d’entendre. Mais il ne faudrait pas oublier la figure du fils aîné. Et de fait, en tenant compte de la figure des deux frères, le texte se situe au cœur d’une longue histoire biblique, commencée avec l’histoire de Caïn et Abel, reprise avec les frères Isaac et Ismaël, Jacob et Esaü, soit autant de figures qui reflètent souvent le problème entre Israël et les païens[2].
Mais la signification de cette parabole est encore plus large. On pourrait en effet l’appeler la parabole du Père prodigue (en amour) et de ses deux fils. Tous les deux pourraient être heureux, mais ils ne le sont pas car, au lieu de vivre dans l’action de grâce pour ce qu’ils ont, ils sont comme « frustrés », raisonnant en termes de mérites et de droits et fondant leurs espoirs sur des illusions.
Aussi, en ces jours troublés par la guerre en Ukraine, je voudrais réfléchir avec vous sur deux de nos désirs qui sont celui de la liberté et de la sécurité. On s’aperçoit bien que c’est quand nous en sommes privés qu’ils se montrent fondamentaux. En priant vendredi dernier pour consacrer le monde et plus particulièrement la Russie et l’Ukraine au cœur immaculé de Marie, nous demandions expressément à Marie, Reine de la paix de nous obtenir le règne de la paix, de nous libérer de la guerre. De même que le “oui” qui a jailli de son Cœur a ouvert les portes de l’histoire au Prince de la paix ; nous espérions et nous espérons que la paix et la liberté viendra encore par son Cœur.
Mais, dans notre parabole, nous voyons aussi qu’il est question d’une autre forme de liberté et d’une autre forme de sécurité. Et c’est le fils prodigue qui nous éclaire sur la nature de la vraie liberté. Pourquoi a-t-il quitté son père ? Ce n’est pas parce qu’il manquait de quelque chose, puisque son père est visiblement riche et généreux. C’est sans doute parce qu’il voulait pouvoir céder librement à tous ses caprices, loin des yeux de son père. C’est ainsi qu’il va gaspiller sa fortune en menant une vie de désordre. C’est la tentation propre des adolescents, qui cherchent à s’émanciper à tout prix de leurs parents, qu’ils voient avant tout comme ceux qui les entravent avec des règles et des interdits. C’est aussi la tentation de nos contemporains par rapport à Dieu et à l’Eglise, qu’ils fuient parce qu’ils les voient avant tout comme des carcans. « Dieu est mort », le slogan de Nietzsche est devenu celui de notre société. Ou encore celui un peu plus humoristique de Woody Allen : « Dieu est mort,… Nietzsche est mort,… et moi-même, je ne me sens pas très bien… » De fait, le malaise de notre société vient peut-être de ce qu’elle croit que la liberté consiste à assouvir les désirs, quels qu’ils soient sans Dieu. Or la vraie liberté ne consiste pas à revendiquer une autonomie par rapport à Dieu, ni à assouvir tous mes désirs, mais à discerner ceux qui viennent de Dieu et qui vont me permettre de m’accomplir en même temps que d’accomplir sa volonté. Le fils cadet découvre que non seulement il n’est pas plus aussi libre qu’avant, et même qu’il l’est moins : au lieu de s’accomplir, il s’est déshumanisé, au point de lorgner sur la nourriture donnée aux porcs, les animaux impurs par excellence chez les juifs.
Le fils aîné de la parabole est tombé dans un autre piège que son frère. Lui n’a pas cherché une fausse liberté, mais une fausse sécurité. En restant auprès de son père et en travaillant pour lui, comme pour un patron, il est devenu orgueilleux. Il se croit meilleur que son frère, qu’il considère comme un étranger. Il est jaloux de lui, parce que leur père a fait tuer pour lui le veau gras. Il dit à son père : « Ton fils » que voici, et non « mon frère » et il se met en colère à la fois contre son père et son frère. Ainsi, alors que son frère avait probablement connu ces trois péchés capitaux – la gourmandise, la luxure et la paresse, il est sûr que lui-même en commet trois autres : l’avarice, la jalousie et la colère. Et comme son frère, il est habité par l’orgueil – qui consiste dans son cas à se croire meilleur que son frère. Son attitude est celle des croyants de notre époque qui se renferment sur leur foi et leur communauté, tombant dans le fanatisme. En réalité, l’obéissance aux commandements de Dieu ne doit pas renfermer l’âme, mais l’ouvrir.
Finalement, frères et sœurs, le personnage principal de la parabole est le père lui-même. Lui seul a le cœur large, débordant de miséricorde. Il aime son fils cadet, qu’il laisse partir librement. Aimer quelqu’un, c’est désirer qu’il soit libre, c’est pourquoi aussi le Seigneur cesse d’offrir la manne à son peuple une fois qu’il est en Terre Promise, comme une sorte de sevrage : désormais, il devra travailler la terre pour en tirer lui-même du fruit (1° lect.). Mais ce respect de la liberté de l’autre n’est pas indifférence : le Père guette le retour de son fils (c’est pourquoi il l’aperçoit de loin) et il court se jeter dans ses bras, sans lui faire la leçon, et ne cherchant pas à savoir s’il est revenu seulement poussé par la faim ou par un désir plus noble. Il aime aussi son fils aîné, à qui il ne fait pas non plus durement la leçon, mais qu’il invite à se réjouir, et à qui il assure : « tout ce qui est à moi est à toi ».
Chers frères et sœurs, si la liturgie nous invite à nous réjouir, cela ne veut pas dire ignorer le drame qui se joue en Ukraine, et dans bien d’autres endroits du monde. Cela ne veut pas dire fermer les yeux sur le mal qui règne sur notre petite planète. Cela veut dire que si nous devons regarder le mal, nous devons aussi faire mémoire que le Christ a vaincu ce mal. Ainsi, malgré le mal qui nous attriste, nous pouvons nous réjouir avec Lui de tout le bien qui est réalisé et de tous les miracles qui ont lieu sans bruit chaque jour sur la terre, de tous ces logements, appartements qui deviennent des terres d’accueil, de fraternité.
En ce jour, la liturgie nous rappelle que le Seigneur fait de nous ses fils et ses filles, des frères et des sœurs, et nous invite aujourd’hui à éviter deux écueils : le désir d’une fausse liberté, et le désir d’une fausse sécurité. Notre vraie liberté consiste à choisir les chemins qui vont nous permettre de nous accomplir. Notre vraie sécurité consiste à demeurer auprès de Dieu en accomplissant ses commandements non selon la lettre qui tue, mais selon l’esprit qui vivifie. Nous ressemblons parfois au fils cadet de la parabole, dilapidant les biens que le Seigneur nous a offerts, et parfois au fils aîné, jugeant les autres avec dureté. Prenons donc exemple sur Jésus, sur notre Père céleste, qui nous aime chacun de manière unique, et qui est toujours prêt à nous pardonner lorsque nous nous égarons. Ne soyons pas ingrats et « frustrés » comme les fils de la parabole, ne résonnons pas en termes de mérites et de droits mais vivons dans la reconnaissance et l’action de grâce pour ce que Dieu nous donne.
Cette semaine, n’hésitons pas à recevoir le sacrement de réconciliation, comme saint Paul nous y invite : « nous le demandons au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu ! » (2° lect.) En le recevant, nous entrerons dans sa joie de Père, qui pourra festoyer en disant : « mon fils était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! »
(cf homélie P. Arnaud)
[1] Quintilien, au Ier siècle après JC, connu pour avoir écrit un important manuel de rhétorique (« l’Institution oratoire »), disait que les trois vertus de la narration doivent être « brevitas, luciditas, credibilitas » : brièveté, clarté, plausibilité. [2] En découvrant que les païens sont appelés sans être soumis aux obligations de la Loi, Israël exprime son amertume : « Voici tant d’années que je t’ai servi et que je n’ai jamais transgressé un seul de tes commandements ». Par les paroles : « Mon fils, tu es toujours avec moi et tout ce qui est à moi est à toi », Dieu invite Israël à entrer dans sa miséricorde.© FMJ – Tous droits réservés