La semaine dernière, Jésus avait été conduit au désert par l’Esprit Saint, et nous avions repéré combien les grands espaces du désert devaient faire écho à l’ouverture que la voix du Père avait ouverte en Jésus lors du baptême. Aujourd’hui, Jésus conduit Pierre, Jacques et Jean à l’écart. On comprend qu’une expérience les attend, en lien avec l’expérience de leur Seigneur. Ils sont conduits sur une haute montagne. Puis tout se passe sans transition, et sans explication.
Le récit est nettement marqué par deux temps très contrastés : Au début, la lumière jaillit, et tout semble merveilleux ; tout a un goût de plénitude. A tel point que Pierre dit alors : Seigneur, il est bon que nous soyons ici ! Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes… Puis soudain, tout bascule : les disciples sont pris de frayeur et ils en tombent la face contre terre, morts de peur. Que se passe-t-il, en réalité ? Et qu’est-ce qui a pu provoquer un tel revirement ? L’événement de la Transfiguration n’est peut-être pas aussi immédiat à comprendre qu’il y paraît.
Jésus apparaît d’abord dans une vision resplendissante. L’évangile dit qu’il est transfiguré devant eux. Le mot transfiguré vient du latin. Il veut dire : une vision montrant au-delà de la figure. En réalité, c’est un terme grec qui est utilisé : métamorphose, c’est-à-dire une forme plus haute. Son visage devient brillant comme le soleil et ses vêtements blancs comme la lumière. D’ordinaire, on peut devenir lumineux sous le faisceau d’un projecteur. Mais ici, la face de Jésus, ses vêtements et tout son corps deviennent eux-mêmes source de lumière. Jésus est lui-même la lumière. Il est dévoilé dans son essence divine, comme un rayon venant directement du ciel. Le corps lumineux de Jésus fait alors ressortir de l’ombre les deux grandes figures de l’ancien testament que sont Moïse et Élie. Ils représentent tous ceux qui ont jalonnés l’histoire d’Israël, qui ont tracé la route pour arriver jusqu’à cette montagne. C’est comme si toutes les Écritures se condensaient dans cette source de lumière qu’est Jésus transfiguré. La réaction de Pierre montre bien que les disciples entrent spontanément en résonance avec l’apparition, à telle point qu’ils veulent y participer tout entier. On sent qu’il règne alors une harmonie parfaite qui leur donne envie que ça ne s’arrête pas. Tout est ordonné : Jésus éclaire Moïse et Élie de sa lumière, l’un évoque la Loi, et l’autre les prophètes, c’est à dire tout ce qui préparait la pleine lumière.
Mais il ne s’agit que du premier volet de l’événement : l’évangile ne s’arrête pas là. Pierre parlait encore lorsqu’une nuée lumineuse les couvrit de son ombre. La nuée est lumineuse, mais elle les plonge maintenant dans l’ombre. Elle les prive de la vision, un peu comme une lumière excessive qui viendrait aveugler à tel point qu’on ne peut plus rien discerner. Les disciples n’auront donc pas eu une seconde pour s’installer dans la contemplation. La nuée les terrasse, ils sont effrayés, et rendus aveugles. La nuée les empêche donc de voir, mais elle les met du coup en situation pour entendre. Alors de la nuée vient une voix. Et la voix reprend la même parole qu’au baptême : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis tout mon amour. Exactement la même parole. Sauf qu’elle ajoute maintenant un ordre : Écoutez-le ! C’est un peu comme si le Père disait : ‘Vous voyez Jésus en tant qu’il est mon Fils unique, en tant qu’il vient d’en haut. Mais maintenant que vous l’avez vu, vous devez passer de la vision à l’écoute : Écoutez-le !’
Quand on y réfléchit, la manière de se situer entre la vision et l’écoute n’est pas la même. Pour regarder, on se met en vis-à-vis, comme en spectateur, et on contemple. Pour écouter, on doit laisser la Parole entrer en soi, la laisser nous affecter et nous atteindre. Écouter Jésus qui s’engage sur le chemin vers Jérusalem et sa Passion, ce n’est pas seulement écouter ce qu’il va dire, mais être atteint par ce qu’il va vivre. C’est communier au scandale de sa croix et à sa mort. Non pas d’abord par la vision des événements, mais par leur portée intérieure. Désormais, cette lumière qui vient d’être dévoilée devant eux, il s’agit de l’écouter dans le cœur, de la laisser nous transpercer. Sans se laisser détourner – j’allais dire se laisser distraire- par ce qui se donne à voir. Cette expérience de la voix dans la nuée fait l’effet d’une puissante épreuve. Il s’agit d’une théophanie, d’une manifestation divine. Et face à la réalité profonde de Dieu, l’homme ne peut tenir. Dans la nuée de l’Esprit Saint, le Père vient d’ouvrir les trois disciples sur un mystère déroutant. Et ce mystère les écrase : ils tombent la face contre terre. Quand Jésus les relève, il est dit ces mots qui laissent comme le poids d’un silence profond : Levant les yeux, ils ne virent plus personne, sinon lui, Jésus, seul.
Le mystère révélé est fait de deux images qui se superposent : la première image est Jésus dans la splendeur lumineuse de la gloire céleste ; la deuxième image est Jésus seul, qui monte vers sa Passion ; puis Jésus nu, cloué sur la croix. Le mystère consiste en l’unité de ces deux figures, l’alliage de ces deux formes. Ce mystère, pour les disciples, est écrasant, et il les aveugle. Ils devront pourtant marcher jusqu’à la pleine vision du mystère. Non pas seulement la vision de la lumière glorieuse… Mais celle du mystère de Dieu, qui est puissance de gloire dans un abaissement sans mesure. C’est déjà le mystère de la nuée : elle est lumière, et elle est nuit épaisse. Dieu est Don puissant, et il est pauvre mendiant de notre amour. Il est un.
Vous vous souvenez qu’en première lecture, nous avons lu l’appel d’Abraham. Le Seigneur fait une promesse à Abraham : Je te bénirai, et tu deviendras une bénédiction. En toi seront bénies toutes les familles de la terre. Il lui promet la plénitude. Mais pour l’acquérir, il doit vivre un renoncement total : Pars de ton pays, laisse ta famille et la maison de ton père, et va vers le pays que je t’indiquerai. Il doit quitter toute sa vie présente. Le renoncement qui lui est demandé s’accompagne d’une promesse. Mais la promesse du Seigneur porte sur l’inconnu : Abraham ne sait pas où il va, il ne sait rien de ce qui l’attend, ni du chemin qu’il va devoir prendre. Il sait seulement que le terme est lumière.
La promesse porte non seulement sur l’inconnu, mais aussi sur l’impossible. Abraham est à un âge où il ne peut plus avoir d’enfants. Or, voici que Dieu lui dit : Je ferai de toi un grand peuple. Abraham part en ne s’appuyant que sur la parole de Dieu. Cette parole lui dit : « va ! C’est moi qui te montrerai le chemin, c’est moi qui réaliserai la promesse. » Avec Abraham, on comprend que la bénédiction divine ne peut rayonner que sur un homme qui, par fidélité à Dieu, a quitté tout ce qu’il possède. S’il n’avait pas tout quitté, peut être que la bénédiction aurait pu faire fructifier ses biens ou ses actions, comme c’est souvent le cas dans l’ancien testament. Mais dans le renoncement total d’Abraham se trouve une fécondité illimitée, bien au-delà de la réussite extérieure. Il a tout quitté, et c’est lui-même qui devient une bénédiction : en lui, toutes les familles de la terre doivent être bénies.
Ce récit est une figure de notre marche de carême. Pour nous, la lumière de la Transfiguration n’est pas seulement la récompense au bout du chemin, comme si la résurrection devait être le cadeau de nos efforts. Ce qui nous est proposé, c’est un chemin de transformation. La lumière d’aujourd’hui, nous sommes appelé à y communier. A devenir lumière avec Jésus. Le chemin suppose qu’on accepte de devenir aussi la matière première du dépouillement. Nous sommes invités à jeûner, à donner de nos biens aux pauvres, à prier… Mais en réalité, c’est notre personne toute entière qui doit être atteinte par la croix, et pas seulement nos biens ou nos actions.
Dans la prière d’ouverture, nous demandions au Seigneur qu’il nous donne un regard assez pur pour discerner sa gloire. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. (Mt 5, 8) Ces cœurs purs, qui doivent devenir lumière, ce sont aussi les pauvres de cœurs, ce sont ceux qui, peu à peu, se laissent simplifier jusqu’à laisser la lumière les traverser. L’évangile de la Transfiguration fait écho à ce que dit Jésus dans ce qu’on appelle le discours sur la montagne : Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. Et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. (Mt 5, 14-15) Ce n’est plus de lui dont Jésus parle alors, mais des disciples, des disciples pétris par la simplification des Béatitudes.
La route du carême est une route de lumière, donc de simplification. On n’a pas peur d’y descendre dans la nuit, car on porte en soi cette boussole du mystère : Jésus crucifié et Jésus glorieux. Jésus est l’unique. Le Fils bien-aimé du Père et le Fils livré pour nous, le même. Devant Jésus en croix, serons-nous capable de dire comme Pierre aujourd’hui : Seigneur, il est bon que nous soyons ici… ? C’est pourtant lui, notre Dieu. Jésus, seul.
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