La deuxième lecture, celle que St Paul écrit aux Romains, réalise parfaitement la cohérence de nos trois textes d’aujourd’hui. Paul y met en perspective deux expériences : d’une part celle d’Adam, c’est-à-dire de l’humanité originelle, et son échec devant la tentation ; d’autre part celle de Jésus dans l’évangile, où le Seigneur est vainqueur de Satan. Paul peut affirmer qu’Adam préfigure Jésus comme en creux : par sa désobéissance, Adam fait advenir le péché ; et avec le péché, l’humanité hérite de la mort ; mais sans le savoir, Adam préfigure ainsi Jésus qui, par son obéissance, redonne la justice et la vie. Une des conclusions de Paul, c’est que le péché et le don de la grâce n’ont pas la même mesure : Là où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé, dit-il. La puissance de vie qui vient de Dieu surpasse de beaucoup la puissance de mort qui vient du diable. C’est une très bonne nouvelle qu’il ne faut jamais oublier !
Mais si Dieu sollicite notre liberté, Satan, lui, distille le soupçon et met la confusion. L’homme et la femme doivent donc apprendre à repérer où est la vraie vie ; ils doivent apprendre à ne pas se laisser embarquer par le mensonge de Satan. Nous avons donc à être éduqué à la liberté, à apprendre le discernement. Ce sera la première leçon de ces lectures.
Mais nos lectures nous ouvrent aussi à une deuxième question : sur quel point se situe la tentation ? Ou pour le reformuler autrement, qu’est-ce que le péché ? La Parole de Dieu montre que la tentation se situe, en premier, sur le plan de la relation à Dieu. Elle vient éprouver l’expérience initiale où Dieu nous a montré son amour, pour le mettre en doute. Comment résister à la tentation : ça sera la deuxième leçon que nous aurons à tirer. Regardons comment Jésus lui-même déjoue le mensonge et ouvre un chemin de liberté. Il faut situer la scène de l’évangile : elle se passe immédiatement après le baptême de Jésus. Au baptême, le ciel s’était ouvert, l’Esprit Saint était descendu sur Jésus, et du ciel, on avait entendu la voix du Père : Celui-ci est mon Fils bien-aimé.
Le message du Père est donc double : Jésus est son Fils, et Il l’aime de tout son amour. Jésus est maintenant conduit au désert, et l’évangile précise que c’est par l’Esprit Saint. Le désert n’est donc pas ici en lui-même une tentation, mais plutôt l’espace du silence et de la solitude.
Pourquoi le désert ? Il semble que l’expérience vécue par Jésus au baptême ait ouvert en lui comme un grand espace, et seul le désert peut correspondre à ce vide ouvert en son intériorité. La Voix du Père a agi comme un rayon de lumière qui est venu le traverser : en Jésus, cette Voix laisse maintenant une ouverture, elle a creusé une béance. N’avons-nous jamais ressenti, à notre niveau, l’effet d’une telle visitation du Seigneur ? Le passage de Dieu embrase le cœur d’un feu d’amour, et après son passage, il laisse un espace immense, qui résonne de silence jusqu’en nos profondeurs ; il creuse dans notre chair des immensités insoupçonnées.
Or la tentation consiste justement à vouloir remplir trop vite cette ouverture… comme pour la combler, et la refermer. L’évangile montre comment Jésus résiste alors à cette autre voix qui prétend remplir et saturer immédiatement ce que Dieu a ouvert. Remarquons qu’il est malin, le diable : il se place sur le même registre que la Voix du baptême. Il intervient comme a fait le serpent dans le récit de la Genèse : sa voix se fait toute proche, elle vient se mêler aux résonances de la Voix de Dieu. Elle agit comme une doublure pour usurper l’ouverture laissée par la Voix du Père. Comme le serpent avec la femme du commencement, le tentateur met en doute la Parole de Dieu : là où le Père disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, le voilà qui sème le doute : Si tu es le Fils de Dieu… Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. Ce que suggère ici le diable, c’est une fausse image de Dieu. C’est comme si Jésus devait se montrer à la hauteur d’un dieu sans manque, et dont la toute-puissance serait de satisfaire immédiatement les besoins, sans aucune médiation. Le ‘fils’ tel que le diable le dépeint n’a pas besoin de travailler pour manger, il n’a pas besoin de demander pour qu’on lui donne : il est autonome et autosuffisant.
Or pour être fils, l’homme doit être au moins ouvert au Père, mais aussi unis à ses frères. La réponse de Jésus s’appuie sur l’Écriture ; il déclare : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Que l’homme ait besoin de pain, c’est évident. Mais l’homme a tout autant besoin de cette Parole, qui ne vient pas de lui, et qui le décentre. Une Parole donnée par Dieu et qui apprend à recevoir, qui apprend à apprendre ! Vous serez comme des dieux… sous-entendu vous serez autonome et sans le besoin d’un autre. C’est le mensonge par excellence ! Et qui conduit à la mort. Car la vie, au contraire, c’est d’être relié ; c’est d’avoir besoin des autres. Pour faire de nous des êtres de relation, Dieu creuse en notre cœur un espace pour l’accueil de l’autre.
Pour sa deuxième tentation, le diable cite maintenant l’Écriture. A suivre Satan, on peut utiliser l’Écriture à son propre service, on peut même la brandir pour soumettre les lois de la nature. C’est la tentation d’une instrumentalisation de la Parole. De fait, le diable propose à Jésus de se comporter en maître de la vie et de la mort, et d’évacuer les limites de la chair et de la pesanteur : Jette-toi en bas, car il est écrit : il donnera pour toi des ordres à ses anges, et ils te porteront…
La réponse de Jésus remet l’Écriture à sa juste place : l’Écriture rend Dieu présent, mais l’Écriture n’est pas Dieu ; elle nécessite une interprétation, un discernement. Avec le diable, il n’y a pas besoin de distance ou d’altérité : il n’y a que ‘moi’. La Parole de Dieu, elle, met en relation, en vis à vis : elle conduit à considérer Dieu qui me parle, qui se dévoile peu à peu dans son mystère. Elle m’oblige à écouter et à répondre, à avancer pas à pas. Cette deuxième tentation cherche donc à enfermer l’homme sur lui-même : s’il tombe dans le piège des évidences immédiates, il n’entendra plus la voix du Père à travers les Écritures.
Avec la troisième épreuve, le diable fait contempler l’organisation du monde, la réussite des hommes, la gloire du pouvoir. Tout cela, je te le donnerai… Il propose au Fils le moyen infaillible pour sa mission : instaurer le Royaume par de beaux moyens bien huilés, devenir le Messie par la jouissance d’un grand empire qui rassemble tous les hommes (cf. Babel). Jésus répond : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras. A lui seul tu rendras un culte.
Oui, la mission du Fils est de rassembler tous les hommes, mais sans les posséder. Lui-même se soumet au Père, et c’est ainsi qu’il est libre. Sa mission, il l’a remet à son Père, ainsi la séduction du pouvoir n’a pas de prise sur lui. Il n’a pas peur non plus d’être vulnérable : il le montrera jusqu’à la Passion. Car sa vie, il la donne. Le diable, lui, propose de prendre, par le pouvoir. La gloire, Jésus la recevra de son Père, non par les royaumes du monde. C’est ainsi que Jésus est libre : appartenant au Père, il n’éprouve pas le besoin de posséder. Alors le diable le quitte, et les anges le servent.
Qu’en est-il, pour notre propre marche de carême ? Le diable propose l’autonomie, la toute-puissance par soi-même, et l’utilisation de l’Écriture pour son service personnel. Jésus lui oppose la relation, l’humble dépendance, l’accueil du manque et de la vulnérabilité… Il le fait en s’appuyant sur l’amour du Père. Et c’est ainsi qu’il est fort. Et si la clef de la vraie liberté consistait à ne pas chercher à exister uniquement par soi-même ? La tentation de l’autonomie conduit à l’isolement, aux replis sur ses désirs immédiats… Et ce repli est mortel ! Le diable veut faire croire que la sécurité consiste à tout maîtriser, à devenir comme des dieux. Le Christ, au contraire, ouvre l’espace intérieur, et dans ce grand espace, on découvre que le don de Dieu nous élargit infiniment davantage. La seule manière d’être en sécurité, et donc en paix, c’est de recevoir ce don d’un Autre. La grâce est surabondante, elle seule peut combler dans la délicatesse de l’amour.
En ce temps de carême, l’Esprit Saint conduit au désert, comme on part à l’école de la vraie vie. Une école où l’on prend le temps d’apprendre à choisir ce qui est le meilleur. Et à renoncer à ce qui encombre ou alourdi. N’ayons pas peur des grands espaces qui s’ouvrent alors. C’est en refusant de remplir le vide que va jaillir une source. Et on reçoit ainsi la liberté.
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