Jésus se manifeste ressuscité au milieu de ses disciples. Quoi de plus tangible pour croire que de pouvoir le toucher ! Et Jésus leur montre ses mains et ses pieds. C’est bien lui ! Mais, nous dit l’évangéliste, dans leur joie, ils n’osaient pas encore y croire, et restaient saisis d’étonnement. Qu’est-ce qui empêche donc les disciples de croire ? Ils n’arrivent pas à relier ce qu’ils sont en train de vivre maintenant avec les événements tragiques de ces derniers jours. Jésus le comprend et les invite à faire un retour en arrière : « Voici les paroles que je vous ai dites quand j’étais encore avec vous ». Pour croire en la Résurrection, il y a comme un devoir de mémoire à accomplir. Rappelez-vous quand je vous ai dit : « Il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit à mon sujet dans la loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes… que le Christ souffrirait, qu’il ressusciterait d’entre les morts le troisième jour, et que la conversion serait proclamée en son nom… ».
Frères et sœurs, n’y a-t-il pas une expression qui nous trouble dans cette parole de Jésus ?… « Il faut… » : voilà ce sur quoi les disciples doivent fonder leur travail de mémoire. Il y a donc une nécessité qui a conduit les événements. Si nous remontons en arrière dans le récit évangélique, nous entendons effectivement Jésus dire par trois fois : « Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains des pécheurs ». Mais cette expression « il faut » convient-elle vraiment ? Elle heurte notre sensibilité, peut-être plus aujourd’hui qu’hier. Même si la rencontre inouïe avec le Ressuscité conclut dans la joie un récit douloureux, nous sommes en droit de nous demander : Le fallait-il vraiment ?
Dire « il faut », n’est-ce pas introduire ce qui est contraire à notre désir ? Enfant, nous avons été confrontés à des « il faut… » : « Fini de jouer, il se fait tard, il faut que tu ailles dormir ! ». Il a fallu renoncer à notre plaisir et obéir à l’exigence parentale. Ce sont là des choses heureuses de l’enfance. Mais il y a aussi les coups durs. Adulte, il a fallu renoncer, il a fallu partir, il a fallu se séparer, il a fallu être opéré,… Même si tout va mieux, cette terrible nécessité nous fait poser la question : Le fallait-il vraiment ?
Tout être humain est confronté à cette nécessité. Il va essayer de la comprendre jusqu’à l’assumer. N’est-ce pas par l’acceptation de ces nécessités que l’on devient adulte ? S’il y a en nous la part d’enfance qui vient buter contre la dureté des limites, il y a aussi cette part qui assume les responsabilités et reconnaît qu’il y a une logique en toute chose. Il ne saurait y avoir d’action sans cohérence, d’agir sans rectitude. Toute nécessité n’est donc pas à exclure. Or Jésus, qui a voulu partager notre humanité, n’a pas fait l’économie de cette cruelle nécessité. Elle est inscrite dans l’Ecriture Sainte, la loi, les Prophètes et les Psaumes, et à jamais marquée dans ses plaies glorieuses.
« Il faut que le Fils de l’homme soit livré… ». Plus que toute autre, cette nécessité annoncée était incompréhensible et inacceptable. Peut-être est-ce souhaitable de considérer la nécessité avec un regard large ? Ce qui blesse le cœur, ce n’est pas la nécessité, quelle qu’elle soit, c’est l’étroitesse du projet qui l’enserre. Ce qui blesse, ce n’est pas la règle, c’est l’absence de but à l’action qu’elle ordonne. Car ce qui compte, c’est bien l’origine et la fin. Les disciples ne pouvaient comprendre la parole de Jésus car ils n’entrevoyaient pas l’après-résurrection.
Or en ce jour de la Résurrection, tout devient lumineux. « Voici les paroles que je vous ai dites… ». Il apparait que ce que Jésus a subi et assumé s’inscrivait dans un horizon plus large que ce que les disciples avaient imaginé. Dans la lumière de la Résurrection, la parole oubliée par les disciples, parce que trop douloureuse, pouvait revenir à leur mémoire et fonder leur travail de mémoire.
Les disciples peuvent croire en la Résurrection car elle s’inscrit dans la cohérence du projet de Dieu qui est bien plus vaste que nos limites humaines. Jésus a assumé toute nécessité qui fait partie de la condition humaine. Ce qu’il a assumé récapitule tous ces « il faut » inscrits dans chacune de nos vies. Et le fruit de son acceptation ne pouvait être que le jaillissement d’une humanité renouvelée.
Faire mémoire comme les disciples, c’est entrer dans le dessein de Dieu. Faire mémoire, c’est entrer dans le mystère du relèvement de l’homme assumé par le Christ jusque dans sa chute et sa mort. Certes, face à souffrance du Juste, la question demeure : « Le fallait-il vraiment ? ». La réponse n’appartient qu’à Dieu seul. Elle s’accorde à l’étonnement des disciples. Plus encore à l’inouï de Dieu.
(inspirée d’une homélie de fr. Jean-Michel Maldamé, op, Vigiles pascales 1998)
© FMJ – Tous droits réservés