Plusieurs commentateurs de la Bible qualifient l’Evangile écrit par Marc de « cahier de brouillon ». Marc aurait jeté sur ses parchemins ou des tessons de terre cuite une première version des Evangiles, un récit écrit à la va-vite. Une sorte de galop d’essai, avec tout ce que cela sous-entend d’imperfection et d’inaccompli. C’est vrai que le texte de Marc dans son original grec est assez abrupt dans son style. On est loin de la rédaction plus travaillée de Luc et de Matthieu, ou encore de la profondeur contemplative de Jean.
Et pourtant, cet Evangile de Marc que la liturgie nous propose tout au long de l’année qui commence a de quoi nous surprendre si nous nous laissons travailler par sa rugosité, ses inattendus, les chocs qu’il peut susciter. Oui, c’est bien cela, Marc veut frapper son auditeur, éveiller sa curiosité pour l’inviter à aller plus loin que le récit des événements que l’Apôtre Pierre, témoin de première main, a pu lui partager quand ils étaient ensemble à Rome.
Ne nous étonnons donc pas d’être un peu frustrés par le récit que nous venons d’entendre. Rappelons d’abord son contexte. Nous ne sommes encore qu’au tout début de l’Evangile. Jésus vient d’inaugurer sa prédication et d’appeler quatre premiers disciples. Sans transition, le voici enseignant dans la synagogue de Capharnaüm. C’est en quelque sorte sa première sortie publique, son baptême du feu. Tout de suite, Marc nous fait comprendre que son enseignement est hors du commun. « Il enseignait en homme qui a autorité ».
Or première frustration pour nous : on ignore totalement le contenu de ce que dit Jésus ! Marc ne s’en intéresse pas. Il préfère regarder la réaction de l’auditoire. Les quatre appelés du bord du lac n’en reviennent pas. Ils sont stupéfaits, ébahis. Cette notation est fondamentale et typique de Marc. Du début à la fin de son évangile, les disciples sont choqués, effarés, frappés de stupeur et de crainte, sidérés… Marc en fait un motif constant. Que nous dit-il ? Rien ne sert de plonger dans la parole de Jésus si on n’est pas disponible pour se laisser changer par elle. L’heure viendra de goûter la profondeur des paroles de Jésus mais il faut d’abord se mettre en route, se laisser attirer et surprendre par Jésus.
Un obstacle surgit maintenant dans le récit. Jésus est violemment pris à partie. Là encore, le regard du narrateur se détourne de Jésus pour prêter attention à cet homme tourmenté par un esprit impur qui se met à crier. De sa bouche sort une étrange confession de l’identité divine de Jésus : « Je sais qui tu es : tu es le Saint de Dieu ». Tout questionnement est refusé puisque l’affirmation « je sais » n’est finalement qu’une manière de rejetter l’autre. Il y a un grand abîme entre « je sais » et « je crois » surtout quand il s’agit des personnes : « je te connais » signifie souvent bien autre chose que « je crois en toi ». L’Eglise qui croit n’est pas une Eglise qui sait.
Là encore, nous attendrions une révélation de la part de Jésus. Mais Marc nous laisse sur notre faim. Après que Jésus ait muselé l’esprit impur, l’attention est à nouveau braquée sur les spectateurs. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » se demandent-ils. On attendrait plutôt : « Qui est-il donc ? ».
Marc est en fait très pédagogue. Il sait, pour avoir fait lui-même ce chemin, que cela prend du temps pour un disciple de passer du quoi au qui, de la stupéfaction devant les actes et la parole de Jésus à la foi véritable. Il n’y a peut-être pas d’autre chemin que celui-là : être d’abord témoin de choses et d’événements surprenants, puis être témoin de paroles, et enfin être témoin de quelqu’un.
Le soi-disant cahier de brouillon de Marc n’est rien d’autre que le miroir de sa vie et de notre propre vie. Il y a tant de choses qui font écran à la parole : le rejet, la peur, la prétention de connaître. Marc est un homme blessé à vif qui, dans sa prime jeunesse, a, selon la tradition, fui de Gethsémani laissant le drap qui l’enveloppait entre les mains d’un soldat qui voulait se saisir de lui (cf. Mc 14, 51-52). Marc a fui tout nu. Il expérimente désormais cette violence intérieure de la culpabilité pour avoir laissé Jésus partir seul vers la mort. Or la violence fait écran à la parole. Nous le voyons dans ce récit. Tant qu’on est dans le cri, la parole ne peut s’articuler, ni s’entendre. Ce travail d’écriture de Marc est l’accouchement d’une parole jaillie d’un cri qui se transforme peu à peu en confession de foi.
Le message de Marc est clair : Etre disciple engage à s’attacher à Jésus qui parle, personnellement. Puissions-nous faire ce chemin de l’événement à la parole et de la parole à quelqu’un, à Jésus. Marc est prêt à nous guider sur ce chemin si nous choisissons d’entrer pleinement dans son Evangile. Au terme, nous aurons sûrement progressé dans la foi. De témoin extérieur, nous serons devenus un peu plus disciple engageant notre vie pour Jésus. Et nous pourrons proclamer : Oui, Seigneur Jésus, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu (Mc 1,1).
(inspiré de fr. David-Marc d’Hamonville, Marc l’histoire d’un choc, Cerf, p. 40-43)
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