L’extraordinaire est dans tes mains
Homélie de fr. Jean-Christophe  |
le 1 mai 2022  |
Texte de l'évangile : Jn 21,1-19

Le soleil se couche sur la mer de Tibériade et la barque de Pierre trace son sillon dans la nuit qui vient de tomber. Il y a tout juste trois ans, Pierre avait laissé sa barque et ses filets pour suivre Jésus qu’il ne connaissait pas. Les années ont passé. Les filets, eux, sont restés pliés comme si le temps s’était arrêté. Ils sont mémorial de la pêche miraculeuse qui avait lancé Pierre dans l’aventure de la foi. Pierre était devenu pêcheur d’hommes.

En cette nuit, Pierre se réapproprie les gestes qu’il n’a pas oubliés malgré trois années d’interruption. Les filets desséchés par le temps retrouvent leur souplesse en touchant l’eau de la mer. Pierre les déplie comme autrefois. Il n’a pas perdu son agilité pour lâcher les filets. Pourtant Pierre n’est plus le même. Lui qui avait juré de ne jamais renié Jésus en qui il avait mis toute son espérance a été broyé par Satan. Pierre a eu sa part de la coupe, mais pas celle qu’il avait escomptée. En lâchant les filets dans la mer, il pense au Royaume des cieux qui leur est comparable. Mais au terme de cette nuit de pêche, il n’y aura rien à trier sur le rivage tellement les filets restent désespérément vides. L’ordinaire a repris ses droits avec ses limites et ses échecs.

Il y a bien eu les événements de Pâques et les premières apparitions du Ressuscité. Mais ils semblent n’avoir rien enlevé à la banalité de l’ordinaire. Au moins, il y a trois ans, Jésus était avec Pierre dans la barque. Mais là il est seul avec ses compagnons. Il n’a pas de prime abord compris que c’était Jésus qui l’interpellait sur le rivage. Jésus n’est plus si proche, dormant dans la barque ou marchant sur les eaux. Jésus se tient désormais debout sur le rivage. Comme un phare qui se voit de loin depuis le large et qui annonce la proximité de la terre. Jésus brille depuis la terre nouvelle du Royaume. Il se tient là, solide comme un roc. Il est passé sur l’autre bord. Il appartient à la vie et non plus à la mort.

Mais comment le reconnaître quand les yeux sont fatigués de scruter la nuit ? Comment discerner sa voix au milieu de tant d’autres voix qui résonnent à nos oreilles ?

Un indice nous est donné dans la formulation de la question initiale : « Les enfants, auriez-vous quelque chose à manger ? ». Comme en écho au « Donne-moi à boire » que Jésus adressa à la femme samaritaine. Jésus vient interpeller notre désir vital : Donne-moi ce qui te fait vivre. J’ai soif de connaître ce qui t’abreuve, j’ai faim de partager ce qui te nourrit. Oui, montre-moi les richesses de ta vie, ces trésors qui sont cachés en toi et qui valent bien plus que quelques poissons. Si tu n’as pas d’eau à m’offrir, si tu n’as pas de poissons à partager, es-tu prêt à m’offrir ton amour ? Sais-tu que l’amour déposé dans ton cœur vaut bien plus que tout l’or de la terre ? Oui, j’entre ce matin dans ta vie, non comme un intrus qui détruit la liberté, mais comme celui qui t’attire en te montrant le chemin de ton cœur.

Jésus va se laisser reconnaître à celui qui croit en l’amour. Quand le filet s’enfonce soudainement, le disciple que Jésus aimait perce l’identité de l’inconnu : « C’est le Seigneur ! ». Celui qui aimait, parce qu’il se savait aimé, l’a reconnu. Seul l’amour reconnaît. Seul l’amour est en mesure d’écarter le voile de la grisaille ordinaire pour pressentir la présence de Jésus. Comme pour les disciples d’Emmaüs qui le reconnurent à l’ardeur de leur cœur brûlant lorsqu’il expliquait les Ecritures ou rompait le pain.

Le confessant devient alors témoin. Pierre en est le premier bénéficiaire. Il se fie au témoignage de celui qui aime. Et après lui, tous les disciples et l’Eglise tout entière. Les doutes sont balayés par le seul témoignage de celui qui aime. Jean le précise : « Aucun des disciples n’osait lui demander : « Qui es-tu ? ». Ils savaient que c’était le Seigneur ». La foi n’est jamais au bout de nos questionnements. On ne voit bien qu’avec son cœur. Seul l’amour est digne de foi.

Sur le rivage, Jésus a apprêté la table. Du poisson et du pain sont déjà là sur un feu de braise. Le Ressuscité n’oublie pas les besoins vitaux de l’homme. Personnellement, cela m’a fait réfléchir sur ce que je demande au Seigneur. J’aurais tendance à croire que l’extraordinaire est dans ses mains et l’ordinaire dans les miennes. Or c’est strictement l’inverse dans notre récit. L’ordinaire, il y pourvoit. L’extraordinaire, il laisse les disciples s’y investir. Le débordement de sa grâce, c’est ce qui sort de mes mains si je mets ma foi et mon amour en lui.

Pierre « tire jusqu’à terre le filet plein de gros poissons : il y en avait cent cinquante-trois. Et, malgré cette quantité, le filet ne s’était pas déchiré ». Le filet de Pierre desséché par trois années d’inaction retrouve une nouvelle jeunesse. Il est solide comme jamais. Il joue pleinement son rôle quand il déborde de poissons. Ma vie ne deviendrait-elle pas autre si je voyais tout ce qui sort de mes mains comme l’extraordinaire de Dieu ? La vie trouve sa pleine mesure quand elle déborde de la grâce du Ressuscité. « Si vous aimez ceux qui vous aiment (…), que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant ? » (Mt 5, 46-48). Dieu s’occupe de l’ordinaire. Attelons-nous à œuvrer pour l’extraordinaire ! Voilà de quoi goûter la grâce de Pâques dans nos vies.

Désormais seul l’amour rentre en ligne de compte. Pierre va le comprendre par les trois questions de Jésus : « M’aimes-tu ? ». Pierre se méfie désormais de lui-même. Sa seule confiance est dans ce regard de Jésus et dans l’amour qu’il exprime. Il renvoie Jésus à cet amour : « Seigneur, toi, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime…Tu connais mieux que moi mon amour pour toi. Je me fis plus à toi, qu’à mon amour, Seigneur ! ». Pierre se sait pauvre mais aussi pardonné, restauré, ressuscité ! « Jusqu’à maintenant, tu as fait beaucoup de choses pour moi, Pierre, tu as montré beaucoup de zèle, mais désormais un autre te ceindra. C’est l’Esprit Saint, l’Esprit de la Résurrection. Laisse-le agir. Il vient rompre les limites de ton humanité pécheresse et blessée. Sors de la nuit. Viens à la lumière et suis-moi. Lâche les filets de l’amour ! »

(inspiré d’une homélie d’André Louf, Seul l’amour suffirait, DDB, p. 81-82)

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