Miséricorde contre violence
Homélie de fr. Grégoire  |
le 23 février 2025  |
Texte de l'évangile : Lc 6, 27-38

Les textes de la Parole de Dieu posent une question bien d’actualité :
comment agir face à la violence ?
Tant dans notre vie de tous les jours que sur la scène internationale,
nous voyons revenir en force la loi du plus fort qui s’étale sans complexe au grand jour.

La violence humaine semble indomptable.
Que de guerres destructrices poussées par l’orgueil immodéré des hommes de pouvoir ?
Et les premières victimes des vengeances et des violences sont toujours les pauvres et les petits.

La Bible elle-même en rend compte : elle démasque rivalités et massacres à longueur de pages.
Si elle le fait, c’est bien pour dévoiler le cœur de l’homme rongé par ses désirs de main-mise.
Mais pas seulement : car la Parole de Dieu montre aussi un chemin de guérison.
Dieu veut libérer l’homme de sa violence.

Il faut débusquer la manière dont le mal entraîne l’humanité dans une escalade :
on peut voir les rancunes et les vengeances se propager et se transmettre au sein des familles,
entre collègues de travail, entre pays, et même entre chrétiens…
Puisque tu m’a fait ça, je te rends la même chose
majoré de mon émotion et de la blessure de mon amour-propre.

Pour éviter l’emballement de la vengeance,
la première étape de la Loi divine avait consisté à imposer une limite,
et à proportionner la vengeance à la réalité de l’offense : œil pour œil, dent pour dent (Ex 21, 25).
Par la loi du talion, la Torah interdit les représailles exagérées.

La loi du talion est un vrai progrès pour éviter la multiplication de la violence.
Par cette première étape, la Parole de Dieu commence une éducation à la paix.
Quel progrès de modération si aujourd’hui, cette loi de la proportionnalité pouvait être de mise !

Mais on ne peut pas espérer répondre au mal simplement par l’équilibre.
Car en réalité, le mal est étranger à tout équilibre possible ; le mal n’est pas raisonnable !
La loi du talion ne peut suffire pour éradiquer la propagation du mal, pas même pour le freiner.

Dans la première lecture, on voit Saül traquer David pour le supprimer.
Alors que Dieu semble avoir livré son ennemi entre ses mains,
David choisit de ne pas se venger de Saül et de lui laisser la vie sauve.

La raison que David invoque pour renoncer à la vengeance
c’est qu’il ne veut pas porter la main sur celui qui a reçu l’onction du Seigneur.
Au nom de son obéissance à la volonté de Dieu, il veut respecter le roi quoi qu’il en soit.

Ce n’est donc pas par amour de son ennemi que David retient sa main, mais pour l’amour de Dieu.
Si Saül n’avait pas été l’élu de Dieu, qu’aurait fait David ?
En bien d’autres récits, on voit qu’il n’hésite pas à mettre à mort ses ennemis.

Ce récit préfigure donc bien le commandement de Jésus,
mais nous devons noter qu’il en est encore assez loin.

Dans l’évangile, Jésus montre jusqu’où Dieu veut nous conduire :
il ne demande pas seulement d’épargner son ennemi, mais de l’aimer !

Pour conduire les disciples jusque là, Jésus va dévoiler point par point le mécanisme du mal.
Ainsi que le redira saint Paul (Rm 12,21) :
Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien

Dans son explication, Jésus repart de la loi du talion qui est supposée acquise :
la loi de réciprocité relève du bon sens, et Jésus souligne que tous peuvent l’expérimenter :

Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment.
Même les pécheurs font du bien à ceux qui leur en font.
Même les pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu’on leur rende l’équivalent.
Les pécheurs sont capables d’une réciprocité équilibrée quand ils y voient leur intérêt.

Or Jésus n’appelle plus seulement à l’équilibre,
mais il invite au contraire à entrer dans une forme de relation totalement déséquilibrée :
Vous, dit Jésus, aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
prêtez sans rien espérer en retour.

Ce déséquilibre est-il raisonnable ? N’est-il pas clairement dangereux ?

En soi, entrer dans ce vis-à-vis bienveillant jusqu’à aimer son ennemi peut être vraiment dangereux.
Aussi Jésus ne nous laisse pas en vis-à-vis direct avec le prochain.

Plutôt que d’en rester à ce face à face, Jésus propose d’ouvrir la relation
et il nous tourne vers le Père : Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux.
Ainsi notre Père du ciel devient la référence de notre relation avec les frères.

Le mal, en effet, trouve sa force dans cette tendance à chercher sa vie dans le regard des autres.
La source du mal est le péché qui coupe l’homme de sa relation à Dieu
et qui engendre la rivalité ou la fascination,
ou toutes sortes de relations désordonnées, déviées, intéressées ou suspicieuses.
C’est sur le terreau de la rivalité que le mal trouve sa force et sa multiplication.

Dès lors qu’un homme se tourne vers Dieu, sa relation aux autres redevient ordonnée.
La relation à l’autre perd ce coté d’absolu qui étouffe et provoque la violence ;
et même si la relation est déséquilibrée, elle peut rester apaisée.
Nos relations peuvent ainsi trouver le désintéressement et la gratuité ;

Avec Dieu comme partenaire, nos relations peuvent même aller jusqu’à l’amour inconditionnel.
Certes, nous ne sommes pas capable de donner sans rien recevoir.
Mais dans la mesure où nous recevons tout du Seigneur,
nous pouvons alors donner à notre prochain sans recevoir de lui.
C’est pourquoi Jésus instaure ce qu’on peut appeler le principe de triangulation :
nous donnons sans retour à notre frère ou même à notre ennemi,
et ce que nous avons besoin de recevoir, c’est de Dieu que nous l’attendons.

Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour, dit Jésus.
Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut.

Voilà qui modifie totalement notre manière de vivre !
On donne sans compter, et sans attendre que l’autre nous exprime de reconnaissance.
Car on attend notre rétribution de Dieu : et c’est Lui qui nous exprime sa reconnaissance.

On aime jusqu’à nos ennemis, sans attendre nécessairement qu’ils nous aiment en retour.
Mais on attend bien un amour en retour, et c’est celui de notre Père du ciel.
Un amour qu’il nous donne le premier, sans attendre qu’on soit bon.
Mais un amour qu’on goûte alors pleinement à mesure que nous faisons l’expérience de la joie qui découle de la miséricorde en acte.

Il y a plus encore !
En entrant dans cette économie étonnante des relations sans attente de retour,
on découvre de l’intérieur le mystère du Royaume de Dieu.
Sans vraiment savoir d’où ça vient, on reçoit au centuple.
On fait l’expérience de l’abondance. Peut-être pas là où on aurait pu l’attendre…
Mais c’est comme une source qui se mettrait à couler jusqu’à déborder.

C’est ce que dit Jésus quand il conclut ainsi :
Donnez, et l’on vous donnera : c’est une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante,
qui sera versée dans le pan de votre vêtement ;
car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira de mesure aussi pour vous.

Pour bien comprendre cette logique du Royaume de Dieu,
il suffit de contempler la manière dont Jésus l’a mise en œuvre :
il a donné sa vie jusqu’au bout alors même que tous l’ont abandonné. Sur la croix, il reste seul.
Il se livre à ceux qui le crucifient, il pardonne à ceux qui l’insultent et qui l’humilient.

La lettre de Paul aux Philippiens formule la logique de Dieu :
Le Christ Jésus s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.
C’est pourquoi Dieu l’a exalté… (Ep 2, 8-9)

Je reste émerveillé de ce petit mot : C’est pourquoi !
Parce que Jésus est entré dans la logique du don sans condition et dans cette économie de Dieu,
alors Dieu l’a exalté. C’est comme si Dieu ne pouvait pas faire autrement.
Quand on donne tout par amour et en fidélité au Cœur de Dieu, Dieu donne aussi sans compter.

Il est ainsi, le Cœur de Dieu : il ne sait que donner.
Jésus veut nous faire boire à cette source sans limite et nous faire goûter à la saveur du Royaume.
Seule cette surabondance de la miséricorde peut terrasser la tyrannie du mal.

Si un chrétien entre dans cette logique, il peut faire basculer le monde vers la paix.
C’est la sainteté qui sauve le monde de la violence,
selon la loi des Béatitudes.