Nul n’est prophète en son pays
Homélie de fr. Jean-Christophe  |
le 30 janvier 2022  |
Texte de l'évangile : Lc 4,21-30

Dimanche dernier, nous entendions ce qui précède la page d’Evangile de ce jour. Nous en étions restés à l’admiration des habitants de Nazareth qui avaient les yeux fixés sur Jésus, heureux et surpris de le voir et de l’entendre. « Tous lui rendaient témoignage et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche », dit l’évangéliste Luc. Et pourtant la rencontre va tourner court ; la vie même de Jésus va être mise en danger car on va essayer de le précipiter dans un escarpement de Nazareth. Pourquoi un tel revirement ? A cause de cette phrase de Jésus : « Aucun prophète ne trouve un accueil favorable dans son pays ». Le mot est lâché : prophète. C’est d’ailleurs le seul endroit où Jésus se qualifiera lui-même de prophète. Cette dénomination renvoie à la riche histoire du peuple d’Israël qui a connu toute une série de prophètes dont nos Bibles gardent précieusement la mémoire : Jérémie, Isaïe, Ezéchiel, Daniel et bien d’autres.

Or au temps de Jésus, on déplore que les prophètes se soient tus. Que Jésus s’identifie à un prophète éveille en soi de l’espérance mais aussi du soupçon. Dieu aurait-il pris en pitié son peuple qui souffre de l’occupation romaine en suscitant un prophète pour libérer le pays ? Quand plus tard, Jésus interrogera ses disciples sur ce que disent les gens à son sujet, on lui rapportera que beaucoup le prennent pour le prophète, c’est-à-dire un nouveau Moïse, un libérateur.

Si espérance il y a, elle est mélangée avec du doute. Car un prophète est un homme comme un autre. Jésus n’est-il pas le fils de Joseph ? On le connaît bien. D’où lui vient donc cette audace de se prétendre envoyé de Dieu ? Jérémie le prophète sera lui-même décontenancé par la destinée que Dieu lui a réservée. On l’a entendu tout à l’heure : « Avant même de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu viennes au jour, je t’ai consacré ; je fais de toi un prophète pour les nations ». Le prophète ne s’attribue pas sa mission, il la reçoit et l’assume au prix de grandes souffrances. Ainsi à la fin du rouleau du livre de Jérémie, il est écrit : « Tu m’as maîtrisé, tu as été le plus fort. Je suis prétexte continuel à la moquerie, la fable de tout le monde » (Jr 20,7). Jérémie et tous les prophètes ont connu l’épreuve de la foi, l’épreuve de la Parole de Dieu qui brûle en soi comme une torche mais qui condamne à l’extérieur. Tous les prophètes mourront tragiquement. Jésus le sait. Lui qui est consacré par l’Esprit connaîtra l’abîme de la croix, l’angoisse du doute, l’absence de Dieu son Père : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».

Mais pourquoi Dieu suscite-t-il des prophètes s’ils doivent traverser de telles épreuves ? Dieu veut prouver à travers ses prophètes qu’il est là, avec son peuple et qu’il lui parle aujourd’hui. Il se fait proche et c’est pour cela qu’il choisit des hommes pour se dire lui-même avec un langage familier à l’homme. Le prophète est saisi par plus grand que lui et il se dessaisit de lui-même pour laisser Dieu parler par lui. Le prophète est faible par nature car il ne s’appuie que sur Dieu sans paradoxalement n’éprouver aucun appui puisque Dieu est tout autre. Dieu donne tout juste à son prophète la force de dire ce qu’il a à dire. On comprend qu’il y ait si peu de prophètes. Et que si celui-ci se prétend en être, qu’il éveille une certaine méfiance. « Par quelle autorité fais-tu cela ? » demanderont un jour les grands prêtres à Jésus (Mc 11,28).

Or la faiblesse et la vulnérabilité du prophète font partie de la prophétie elle-même. Elles sont voulues par Dieu car elles disent l’inimaginable : Dieu aimerait que l’homme l’aime. Qu’il soit aimé comme un ami (Jn 15,15). Et cela suppose nécessairement qu’il ne s’impose pas par la force. Sinon il serait un tyran.

Dieu commence alors par nous séduire. C’est un peu ce qui s’est passé à la synagogue de Nazareth quand Jésus a commencé à faire la lecture. Mais ce que Dieu attend de nous, c’est le passage vers la foi. Il ne va pas multiplier les prodiges qui nous forceraient à croire. Non, il nous parle par ses prophètes. Il nous parle jusqu’à en mourir. La mort du prophète dit les limites du langage humain pour comprendre Dieu par notre intelligence. Dieu se dit à bout de mots, quand il ne peut plus nous dire que ce qu’il a dit à Moïse dans le Buisson ardent : « Je suis qui je suis » (Ex 3,14). Quand la voix du prophète se tait, la prophétie s’accomplit. Il ne reste plus qu’à croire.

Ce que Jésus a prophétisé en commentant le passage d’Isaïe – « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Ecriture que vous venez d’entendre » – trouve sa réalisation à la croix. C’est dans l’extrême faiblesse de Jésus sur la croix que se dit la divinité de Dieu. Un centurion ne s’est pas trompé : « Vraiment cet homme était fils de Dieu ». La voix de Jésus s’est tue mais sa parole transcende l’espace et le temps depuis la Résurrection, jusqu’au jour où elle jugera les vivants et les morts.

Frères et sœurs, notre baptême a fait de nous des prêtres, des prophètes et des rois.  Exercer ce don de prophétie est à la fois une passion et une épreuve. « J’aurais beau être prophète, dit Paul, s’il me manque l’amour, je ne suis rien » (1Co 13,2). Exprimons notre amour pour Dieu en faisant le saut de la foi, unis au Christ. Notre connaissance de Dieu est partielle mais un jour, nous verrons Dieu face-à-face. Ce jour-là, nous le connaîtrons parfaitement, comme nous sommes connus (cf. 1Co 13,12). Forts de cette espérance, ne craignons pas le combat du prophète. « L’amour supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout », dit encore Paul (1Co 13,7). C’est quand nous sommes faibles que nous sommes forts car alors Dieu peut tout en celui qui croit. Oui, osons la prophétie. Notre monde en a tant besoin.

(inspiré d’une homélie de fr. Olivier-Thomas Vénard, op, 2001, Rangueil)

© FMJ – Tous droits réservés