Une veuve ramassait du bois à l’entrée de Sarepta.
Au Temple, une pauvre veuve s’avança…
Dans nos textes d’aujourd’hui, ce sont deux femmes seules et en deuil,
qui tiennent la première place.
Dans la Bible, la veuve est la figure même de la détresse et de la solitude.
Elle est démunie, sans droit et sans protection, sans appui, sans gagne-pain, sans perspective,
en marge de la société.
Bref, la veuve n’a plus rien.
Avec l’orphelin et l’étranger, la veuve en devient la figure du pauvre par définition :
pauvretés matérielle, sociale et affective font ensemble comme une sorte de blessure
que rien ne semble pouvoir guérir.
Ce jour-là, au Temple, personne n’aurait remarqué cette pauvre veuve.
D’autant qu’il y a du beau monde devant la salle du trésor.
Du beau monde, et qui dépose là de belles sommes !
Jésus, lui, ne voit que la veuve.
Et il en est tellement émerveillé qu’il appelle ses disciples pour qu’ils la voient eux aussi.
Amen, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis dans le Trésor plus que tous les autres.
En disant cela, Jésus n’est pas d’abord en train de faire des reproches aux riches.
Même si leurs offrandes généreuses n’ont pas du tout le même poids que les piécettes de la veuve.
Jésus, ici, en effet, ne parle pas de la richesse,
il parle de la pauvreté.
De la pauvreté non comme une misère,
mais en tant qu’elle est un chemin lumineux qui mène à Dieu.
Il nous faut considérer qu’on se trouve là à l’ultime étape de la marche de Jésus vers sa Passion.
Depuis le début de sa marche avec ses disciples,
il leur a donné bien des enseignements,
et il leur a fait passer bien des étapes pour entrer dans le Royaume de Dieu.
L’offrande de la veuve apparaît ici comme l’invitation à une ultime étape.
La veuve de Sarepta, dans la première lecture, nous en montre aussi le chemin.
Le prophète Élie s’adresse à elle alors que la famine fait rage en Israël.
C’est Dieu lui-même qui a envoyé son prophète précisément vers cette femme.
Car Élie lui-même est sur le point de mourir de faim.
La femme n’a plus qu’une poignée de farine et un peu d’huile pour préparer une dernière galette.
Elle a prévu de la manger avec son fils,
puis elle sait que tous deux vont mourir, puisqu’ils n’ont plus rien.
Or le prophète demande à la femme qu’elle fasse cette dernière galette pour lui.
Elle doit donner ce qui lui reste alors que son fils et elle sont déjà au seuil de la mort.
Élie lui dit alors : N’aie pas peur…
Jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra.
Ce don total que tu vas faire n’est pas pour la mort ; au contraire, il va ouvrir à la vie.
Cette pauvre veuve était une païenne. Elle obéit pourtant à la parole du prophète d’Israël.
Est-ce par confiance ? Est-ce parce qu’elle n’a plus rien à perdre ? Sans doute l’un permet l’autre.
En réalité, elle donne presque rien, une simple galette de farine.
Mais en donnant cette galette, elle donne tout, tout ce qui lui restait.
En donnant sa galette, elle remet sa vie et celle de son fils, sur la seule parole du prophète.
Du don de soi jusqu’à l’épuisement de soi jaillit alors comme une inépuisable abondance.
Inutile de développer davantage. Une seule chose est sûre :
c’est toujours ainsi et jamais autrement que se passent les choses
dans l’expérience ultime de notre humanité.
Ce sont lors de ces moments où la vie paraît au bout de ses possibilités,
où les forces manquent et la confiance chancelle,
ces moments où tout semble acculé au néant et à l’échec…
À ce moment, un choix se présente ; une parole, un appel ou une lumière intérieure, que sais-je :
Veux-tu choisir l’impossible ?
Veux-tu donner ce presque rien qui est pourtant en ce moment le tout de ta vie ?
Veux-tu le donner pour le remettre à un Autre ?
Veux-tu poser cet acte de foi qui va te conduire au-delà de toi ?
Jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra.
On peut ici reprendre ce que disait Jésus en contemplant la veuve du Temple :
Tous, ils ont pris sur leur superflu, mais elle, elle a pris sur son indigence.
Prendre sur son indigence…
Prendre sur son manque, sur sa pauvreté, c’est-à-dire donner son vide et son dénuement.
Les riches donnent ce qui leur est extérieur.
La veuve donne jusqu’à sa pauvreté, cette pauvreté qui a atteint son cœur,
cette pauvreté qui est tout elle-même.
En écho, on peut entendre David dans le psaume 50 :
Si j’offre un sacrifice, tu n’en veux pas, tu n’acceptes pas d’holocauste.
Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé ;
tu ne repousses pas, ô mon Dieu, un cœur brisé et broyé. (Ps 50, 18-19)
En réalité, à cet endroit de l’évangile, Jésus lui-même est sur le point d’entrer dans sa Passion.
Lui aussi va se dépouiller de lui-même (cf. Ep 2, 6-7),
lui aussi va se faire le pauvre par excellence en déposant toute sa vie.
Jésus alors s’offre tout entier, par obéissance à son Père.
Il est venu pour cela, pour ce don ultime.
Lors de la Passion, en réalité, c’est aussi le Père qui donne tout ce qu’il a :
il offre son Fils unique, l’objet de son amour :
Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique (Jn 3,16).
Déjà, le sacrifice par Abraham de son fils Isaac, de son unique, son bien-aimé, préfigurait ce don.
Dieu, en donnant son Fils, donne tout ce qu’il a.
Dieu se fait totalement pauvre.
Tout donner et se donner soi-même,
c’est la porte étroite qui fait entrer dans l’immensité du Royaume des cieux.
Ce don total, chacun de nous aura à le présenter un jour.
À son dernier jour.
Ce jour-là, soit nous essaierons à tout prix de tenir encore cette vie qu’on semble nous arracher,
soit nous pourrons l’offrir comme une offrande, comme deux piécettes.
Le don de tout nous-même à Celui qui nous a tout donné.
Dès notre naissance, la vie est orientée vers ce don ultime,
et c’est cette perspective qui peut donner à notre vie son sens plénier.
Seul un don total peut donner toute sa saveur à notre existence.
Notre existence, chaque jour, peut se remplir de décisions et de services,
de charité et d’ouverture de cœur,
elle doit prendre la consistance d’un poids d’humanité véritable.
Mais la densité de notre humanité se mesure à la perspective du don que l’on pourra en faire.
Ce que nous accumulons pour nous-même n’a pas de sens. Ce n’est que jouissance éphémère.
Tout ce qui n’est pas donné est perdu in fine.
Ce qui peut réellement nous rendre libre et joyeux, c’est ce que nous pourrons donner totalement.
C’est là que se situe la liberté de l’amour et la joie de l’accomplissement.
Avant même le don total de nous, la vie nous donne bien des occasions
pour s’essayer déjà à l’offrande d’une partie de notre essentiel :
Face à un échec, à une souffrance, à un non-sens,
peut-être nous est-il possible de ressentir déjà une radicale pauvreté,
qui porte la possibilité de devenir un don de soi, et l’expérience d’un surcroît de vie.
Fondamentalement, et très concrètement, la vie chrétienne porte en elle la mort de Jésus,
car en mourant avec lui, avec lui nous vivrons.
N’est-ce pas pour cette fin que saint François a voulu épouser Dame Pauvreté ?
Les veuves qui nous sont données à contempler aujourd’hui,
loin d’être des figures de mort,
sont en réalité les figures de la Vie véritable.
Seul celui qui a déjà un peu goûté à la puissance de la Croix peut le comprendre.
Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux ! (Mt 5, 3)