«Et qui est mon prochain ?» La question sort subitement de la bouche de ce docteur de la loi. La loi dit en effet : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même». Il est donc bien normal qu’il se demande qui est ce prochain qu’il faut aimer. En pratiquant au mieux ce précepte de la loi, il sait qu’il aura la vie éternelle. L’Evangéliste rajoute que l’interlocuteur de Jésus posa cette question pour montrer qu’il était un homme juste. Ce désir, Jésus ne va pas le détromper mais il va mener l’homme à la véritable justice. C’est à une vraie conversion que Jésus le convie. Ce retournement est saisissable dans la question finale que Jésus pose à son tour.
Le docteur de la loi demandait: «Qui est mon prochain ?» et Jésus lui répond par une autre question au terme du récit de la parabole: «Lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme tombé entre les mains des bandits ?». La perspective est totalement inversée par Jésus. Ils parlent bien tous les deux du prochain mais l’angle de vue diffère.
Demander «Qui est mon prochain ?» sous-entend qu’il y a des hommes à aimer et d’autres non. L’amour ne dépend pas alors de moi mais de l’autre. Ainsi aimer n’a rien d’engageant pour moi. Si l’autre remplit les conditions préétablies, j’aime, sinon j’ignore. N’était-ce pas ce qui s’est passé pour ce prêtre et ce lévite qui ont détourné leur chemin à la vue de cet homme à moitié mort ? Il était impensable pour eux d’avoir la vie éternelle en aimant un homme qui allait les rendre impurs, puisqu’il baignait dans le sang, et qui de ce fait allait les empêcher d’assurer leur service au Temple. Le culte et la loi ont été les premiers servis ! L’amour est passé après. Or ce ne peut être la bonne réponse !
Puisque Dieu est Amour, l’amour ne peut être esclave de nos critères, de nos échelles de valeurs. L’amour ne peut être que premier. «Il n’y a jamais de devoir d’amour. Il y a simplement l’amour, l’amour qui suit son cours, qui déborde, qui de mille façons s’ingénie à prouver qu’il aime, sans prétendre à autre chose qu’à aimer» (Dom Louf). Jésus va nous le faire comprendre en changeant notre regard sur ce fameux prochain. «Lequel des trois s’est-il montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ?» (10,36). Le prochain, ce n’est pas l’homme blessé que je rencontre. Non, c’est moi qui passe à côté de lui. C’est moi qui deviens le prochain de mon frère. Le problème n’est plus de savoir si nous allons pouvoir ou non rencontrer et aimer le prochain au dehors ; l’essentiel est de savoir si notre cœur, lui, est ouvert et sans limite au-dedans pour se faire le prochain des autres, c’est-à-dire pour se rendre proche des autres avec amour. Cet amour-là engage tout mon être. Il m’appelle même à donner ma vie pour mon frère.
Jésus ne s’arrête pas là. Il nous présente un prochain tout à fait inattendu. C’est un Samaritain ! C’est-à-dire un schismatique, un ennemi des juifs fidèles, un faux frère, un homme détestable qui «ne pratique pas» la vraie religion, un homme «impur» qui n’a jamais adoré Dieu dans le Temple, qu’il était interdit d’inviter à sa table, un de ces samaritains sur lesquels, il y a quelques jours seulement, Jacques et Jean voulaient faire tomber le feu du ciel (Lc 9,52-55). Et c’est un homme comme lui que Jésus nous donne en exemple ! Que veut-il nous dire ? Ce ne sont ni le culte, comme pour le prêtre, ni l’Écriture, comme pour le lévite, qui comptent en premier mais l’amour (Os 6,6). Rien ni personne ne peuvent nous dispenser de l’exigence d’aimer. Elle est inappropriée la question du docteur de loi «Qui est mon prochain ?». Car «l’amour excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout» (1 Co 13,7). Le Samaritain était un païen. Et il ne pouvait être loué pour son mépris du Temple ou de l’Écriture. Mais il s’est mis à aimer en acte et vérité. Et là où le péché a abondé, la grâce a surabondé (Rm 5,20). Car la charité couvre une multitude de péchés (Pr 10,12 ; 1 P 4,8). L’amour nous rend saints !
Mais finalement si je dois aimer mon prochain et que mon prochain, c’est mon frère qui vient vers moi pour bander mes plaies et me secourir, c’est que l’homme à moitié-mort au bord du chemin, c’est moi ! C’est peut-être ce que Jésus voudrait nous dire de plus essentiel aujourd’hui. Avant de chercher le prochain à aimer, acceptons que nous avons besoin de l’amour d’un autre pour être pleinement un homme, une femme debout. Pour aimer en vérité, il faut d’abord nous laisser aimer par un autre. Qui de nous n’a jamais eu besoin d’un pardon qui redonne la paix, d’un encouragement qui redonne confiance, d’un sourire qui rend la joie ?
Même si notre existence ne rencontre que l’indifférence ou la dureté des hommes, il y a toujours un Bon Samaritain qui se fait proche de nous : c’est Jésus ! Oui, le Bon Samaritain, c’est d’abord Jésus. Jésus «est passé en faisant le bien» (Ac 10,38), et il s’est arrêté. On l’a traité d’espèce de Samaritain et de possédé (Jn 8,48). Qu’importe ! Il s’est penché vers nous et nous a relevés. Par l’huile et le vin de ses sacrements, il nous a guéris. Il nous a offert une place dans l’auberge de l’Église, en attendant de nous donner celle qui nous est préparée dans la maison du Père.
Plus encore que ce Samaritain, Jésus s’est fait si proche de nous qu’il s’est abaissé jusqu’à mourir comme nous et pour nous (Ph 2,6-11), afin de brûler notre mort au feu vivant de son amour. Plus que ce Samaritain, Jésus a pris la place de l’homme jeté à terre ! Dès lors, tout est relevé, guéri, racheté puisqu’il est ressuscité. Même le péché de ceux qui n’ont pas su aimer est expié et pardonné. «Il a voulu tout réconcilier par lui et pour lui, sur la terre et dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix» (Col 1,20). L’homme véritablement juste, c’est Jésus. En Lui, toute chose trouve sa plénitude (Col 1,19). L’amour est sans limite. Et il n’hésite pas à nous dire aujourd’hui : «Va, et toi aussi, fais de même» (Lc 10,37). Répondrons-nous à son appel ?
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