Sur le chemin à travers le désert, de l’esclavage de l’Egypte vers la Terre de la liberté, sur la montagne de Sinaï, ont été donné à Israël les Dix paroles, le Décalogue, les dix commandements. C’était comme un indicateur du sens sur leur chemin vers la vie. Savoir dans le désert la direction, signifie sauver la vie, perdre l’orientation signifie mourir.
Ces Dix paroles ont été élaborées plus tard par la tradition rabbinique en un système formidable de 613 commandements. Plus précisément il s’agit de 365 d’interdictions et 248 d’injonctions. Comme presque toujours dans la pensée hébraïque les nombres ont une signification symbolique : 365 est des jours de l’année et 248 était, selon l’anatomie de l’époque, des parties du corps humain. Ces deux chiffres représentaient donc le macrocosme et le microcosme de notre univers. Le tout. Le Décalogue lui-même a exactement 613 lettres selon le système de calcul hébraïque. Les dix commandements sont donc une sorte d’abrégé résumant l’ensemble de la loi avec ses 613 commandements.
À l’époque de Jésus les scribes et les rabbins discutaient, est-ce que tous les commandements de Dieu ont une égale importance et si, en enfreignant l’un d’entre eux, on les enfreint tous. Ou, est-ce qu’existe une certaine hiérarchie entre eux, certains étant plus importants que d’autres. Ou encore, si l’un d’entre eux englobe tous les autres.
L’un des points de vue considérait comme la plus importante l’observation du repos du shabbat : une fois que tous les Juifs auront observé tous les commandements concernant le sabbat, le Messie viendra.
Même si dans le judaïsme ou dans l’islam existent de nombreux courants théologiques, en simplifiant on peut dire, que ces deux monothéismes, le judaïsme et l’islam sont avant tout des systèmes juridiques. Le chemin vers Dieu indique la Tora et Talmud avec ses commandements, et dans l’islam c’est aussi la loi : sharia. Sans les paroles de Jésus, qui nous sont rappelées aujourd’hui, et surtout sans la théologie de Saint Paul, le christianisme aurait pu aussi devenir une religion légaliste, un système juridique ! Et en effet, de nombreux chrétiens comprennent encore aujourd’hui leur religion comme un système d’interdictions et des prescriptions.
Jésus répond clairement : ce qui détermine le salut de l’homme, c’est l’accomplissement d’un seul et double commandement, du commandement de l’amour pour Dieu, inséparable de celui pour le prochain. En eux est comprise toute la loi et les prophètes. Cette déclaration de Jésus peut nous surprendre. Lorsque nous avons appris les dix commandements dans le catéchisme, le premier était celui de la foi en un Dieu unique : un seul Dieu tu adoreras. Celui-ci est basé sur deux endroits de l’Ancien Testament. L’Exode et le livre du Deutéronome contiennent le texte de base de l’alliance que Dieu a conclue avec Moïse au mont Sinaï, sur deux tablettes de pierre : Je suis l’Éternel, ton Dieu, je t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude, tu n’auras pas d’autre Dieu que moi.
Mais Jésus dit que le premier commandement est ceci : Écoute Israël, Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. »
La foi, ou l’amour vient-elle en premier ? Peut-être que Dieu ne s’intéresse pas si je crois qu’il existe, mais ce qui compte pour lui est-ce que je l’aime ? Mais pour l’aimer je dois d’abord croire en lui? À cela nous pouvons répondre : seulement celui qui aime peut comprendre ce que le mot Dieu veut dire véritablement. Seulement l’amour est digne de foi ! L’amour qu’est Dieu. L’objection qu’il faut d’abord croire en l’existence de Dieu et ensuite seulement l’aimer est contraire à la logique de l’évangile. Seul celui qui aime peut comprendre ce qu’exprime véritablement le mot Dieu.
Il s’agit donc de deux concepts de la foi fondamentalement différents: d’une part la foi en tant que conviction religieuse, l’opinion sur l’existence de Dieu, en tant que assentiment donné à un enseignement, aux dogmes : je crois ce que l’église me présente pour croire, et d’autre part la foi qui est enraciné dans l’amour connu et exprimée. La foi qui sans amour n’a aucune valeur.
La première lettre de l’apôtre Jean l’affirme clairement : Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour. Pour qui la foi signifie seulement une conviction que Dieu existe est loin d’être un croyant au sens chrétien du terme. Le don, la grâce de la foi, vient dans notre vie non pas d’abord au moment où l’homme par la raison consent à la doctrine, quand il commence penser que Dieu existe, comme beaucoup s’imaginent la conversion, mais plutôt lorsqu’il y a dans sa vie une transformation, une transcendance de soi, transcendance de l’égoïsme et l’égocentrisme, ce que le christianisme comprend par le mot : amour. Cette transformation est bien sûr un processus qui dure toute la vie et qui concerne l’ensemble de la vie. Il ne s’agit pas seulement d’une amélioration morale, elle concerne aussi bien la pensée que les actions, les sentiments et les attitudes de la vie. La conviction, l’opinion sur Dieu, fait certes partie de l’acte de la foi, mais seulement dans son contexte de la pratique de l’amour. En dehors de ce contexte, il ne s’agit que d’une foi froide et morte. Même la réception de la grâce, c’est-à-dire de la vie divine dans les sacrements, sans la foi associée à l’amour, ne serait qu’un rituel vide s’approchant de la magie.
L’amour dans le christianisme n’est pas seulement une émotion, un sentiment. Il est la transcendance, l’auto-transcendance, sortie de l’intérêt personnel et l’accueil. Aimer signifie dans le christianisme considérer quelqu’un ou quelque chose de plus important que soi. Plus important que son intérêt personnel. Et l’opposé de l’amour dans le christianisme n’est pas la haine, mais l’amour de soi incontrôlé. Dieu lui-même n’est pas un narcisse qui se regarde dans un miroir, mais l’amour qui donne tout à l’autre.
Lorsque Saint Augustin écrit le livre De civitate Dei sur les deux cités, de la communauté divine et la communauté terrestre, il ne parlait pas de deux institutions, deux royaumes politiques, mais des deux amours ! Deux orientations de la vie ! De l’amour de Dieu qui conduit au dépassement de soi Amor Dei Usque Ad Contemptum Sui, et de l’égoïsme, de l’amour incontrôlé de soi qui conduit au refus et le rejet de Dieu : Amor Sui Usque Ad Contemptum Dei.
Mais peut-on aimer tout simplement Dieu ? Celui qu’on ne voit pas ? Est-ce que Dieu, dont la théologie dit qu’il n’est pas un objet parmi d’autres objets, ni un phénomène parmi d’autres phénomènes, ni même un sujet parmi d’autres sujets, peut être unique objet de notre amour ? Rappelons nous les mots durs de Charles Péguy : certains, parce qu’ils n’aiment personne, ils croient qu’ils aiment Dieu. Malheureusement même dans l’Église nous pouvons rencontrer cette attitude. Ce pourquoi Jésus souligne que l’amour pour Dieu nous ne pouvons pas le séparer de l’amour pour l’homme, pour le prochain.
Notre amour de Dieu n’est pas une sorte de relation exclusive avec un être surnaturel au-delà de l’horizon du monde, mais dans son caractère illimité et inconditionnel, doit ressembler à l’amour de Dieu lui-même qui embrasse tout et le maintient dans l’existence par son amour. Notre amour doit ressembler à celui de Dieu qui est présent en tout avec l’amour et comme amour. Qui est donc celui qui croit authentiquement ? Celui qui aime. Et puisque Dieu, qui n’est pas un objet, ne peut pas être l’objet de l’amour au sens habituel du terme, parce que Dieu est présent en tout et en même temps transcende tout, l’amour pour Dieu embrasse aussi tout. L’amour de Dieu est un amour sans frontières. Le commandement de l’amour, c’est le commandement de l’amour invincible de Dieu. Dans notre vie nous ne pourrons jamais en finir. Nous ne pourrons jamais dire que nous avons déjà accompli ce commandement, que nous en avons déjà fait assez aimé.
L’amour, comme la foi, a un caractère de l’invitation sur un chemin, à un voyage toujours ouvert. Le chrétien est invité à ressembler à Dieu qui n’exclut personne de son amour, ni les incroyants, ni les ennemis personnels, ni les adversaires idéologiques, ni les ennemis de l’Église. C’est parce que l’amour n’est pas juste une émotion, qu’il peut englober tous. Nous ne pouvons pas nous forcer à ressentir de l’affection pour quelqu’un qui nous fait tort, mais l’amour est plus fort. À la question de savoir qui est mon prochain et qui n’est plus, celui dont je n’ai plus à me soucier, qui je peux même haïr, Jésus répond : ne demande pas qui est ton prochain, fais toi toi-même le prochain, autant que possible ! Si nous croyons en Dieu, le Père de tous les hommes, alors nous disons que tout homme est mon frère ou ma sœur. C’est peut-être trop audacieux, trop idéaliste de dire ça aujourd’hui, au temps des guerres et des haines, et pourtant c’est bien cela notre foi en Dieu, notre confession chrétienne.
De nombreux textes du Nouveau Testament répètent que celui qui prétend aimer Dieu qu’il n’a pas vu et qui n’aime pas son frère qu’il a vu, est un hypocrite et un menteur. Ou, nous pouvons le dire encore autrement : peut-être que le christianisme a beaucoup plus que juste 613 commandements ! Autant qu’il y a des hommes sur la Terre. Des milliers de commandements, car avec chaque personne que je rencontre c’est un commandement nouveau, unique.
La foi donc n’acquiert pas son caractère chrétien par la conviction qu’il y a un Dieu. Nous ne sommes pas devenus chrétiens par une foi dans l’existence de Dieu, mais, comme le dit l’Écriture, nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Le mystère le plus profond de la foi ne concerne pas l’existence divine, mais le caractère divin de l’amour. L’amour n’est pas un des attributs de Dieu, mais sa substance. Il est son nom propre.
Peut-être qu’autrefois a été donné l’interdiction de prononcer le nom de Dieu justement parce que l’amour ne peut être réduit aux paroles. L’amour est possible exprimer seulement par la vie. Dire juste les paroles sur l’amour, non confirmées par la vie, signifie prononcer le nom de Dieu en vain. Saint Ignace de Loyola a parlé de l’amour très brièvement : sur l’amour je dis qu’il faut l’exprimer davantage en actes qu’avec les mots. Malgré cette longue homélie, ces nombreuses paroles sur l’amour, puissions nous aussi faire de même. Amen.
(Cette homélie est inspirée par un sermon du P. Tomas Halik)