Seigneur, nous nous prosternons devant ta croix. Voilà ce que nous voulons faire, faces tournées vers la terre, vers ce bout de terre, qui seul nous reste encore familier. Ou plutôt, nous nous tenons, comme le publicain dans le Temple, en silence, à une certaine distance, n’osant même pas lever nos yeux pour te regarder. Car notre regard se perdrait dans un néant. Ou alors on préfère regarder ailleurs , on se détourne, comme d’un lépreux, dit l’Écriture. Un mélange de sentiment de honte, de négation et de scandale nous guette. L’impression que ce lieu même, où nous nous tenons, habituellement si stable, se prépare à se disloquer sous nos pieds, comme durant un tremblement de terre. Rien ne se tient ? Plus rien ne tient plus ? On dirait … si Dieu est mort !
Du coup, pour retrouver comme même la stabilité, nous levons les yeux. Et nous fixons notre regard sur ta croix, sur laquelle tu es suspendu, sur laquelle est suspendu le salut du monde. On peut fixer notre regard, même si l’impression d’être suspendu, avec ta croix, au milieu d’un vide persiste.
Mais que voyons nous ? Que contemplons nous ? Est-ce un miroir ? Est-ce un reflet ? Un miroir de notre histoire, ou un reflet de nos âmes ? Oui, tout est écrit dans ce Livre crucifié ? Qu’est ce que nous avons crucifié, qui est mort devant nos yeux et par nos mains aujourd’hui ? Un monde connu ? Oui, un monde trop bien connu, notre ancienne solitude, notre ancien monde est crucifié, le monde ancien a disparu, nous dit encore l’Écriture !
Je lève les yeux vers la croix et je m’aperçois que Dieu nous a permis, enfin, de faire un pas de géant. D’entrevoir un monde enfin nouveau. Par une brèche étroite, comme cette plaie dans le côté de son Fils. Dieu a créé pour nous des choses jusqu’à lors jamais vues. Il nous a permis de crucifier enfin, par nos propres mains, dans la peine et à la sueur de nos visages notre péché originel, celui d’Adam, toutes nos fausses idées sur Dieu. Toutes nos représentations de ce qu’est le prix de nos vies, qu’est ce que la justice, la volonté de Dieu, la paix, qu’est-ce que est Dieu. Toutes ses idées se sont déchirées définitivement, comme ce rideau dans le Temple de Jérusalem. Comme un vieux chiffon.
Effectivement rien ne se tient, rien ne tient plus devant ta croix, ô Dieu ! Tu as bien voulu essayer de nous préparer par ta Parole. Tu as multiplié les alliances avec ton peuple. Tu as pris chair pour nous instruire en personne de ce que tu es vraiment, et qui sommes nous réellement dans tes yeux. L’Écriture doit s’accomplir jusqu’au bout.
Mais aujourd’hui nous sommes devant ta croix, subjugués. Comme dans un théâtre où l’action se dénoue de manière absolument inconcevable auparavant. Même si on pensait bien connaître les acteurs, les rôles et l’art du métier. Ce métier surtout. Nous l’avons bien développé. Le métier de s’arranger toujours avec Dieu. Le métier le plus ancien au monde : prendre Dieu au dépourvu. De lui préparer les bonnes réponses à nos questions. De lui poser les questions sans attendre la réponse. De faire semblant de ne jamais entendre ses questions à Lui ! De nous imaginer, de calculer, de définir, d’instituer …
Mais aujourd’hui c’est fini ! Rien ne tient plus. C’est Lui qui nous a pris au dépourvu ! Les anges ne sont pas venu sauver le Juste, le Fils de Dieu donne sa vie jusqu’à la dernière goutte de sang. Il nous a surpris ! Il n’est pas descendu de la croix. Il s’est livré totalement : Dieu nu, devant nous. Alors je lève les yeux, et j’essaye de pénétrer dans cet abîme de l’absurde de l’humilité, de la nudité de Dieu. Dieu est mort. Ou Dieu est mort pour nous ? Qui le comprendra ? Là encore, je n’arrive pas à te suivre, mon Dieu. Toi même tu as donc assumé ce passage par le vide, dans le cœur de ton Fils ? Ce dialogue éternel entre nous et nos faux dieux s’était arrêté vraiment là, dans son âme ! Là sont vraiment mortes, toutes nos idées sages, toutes nos bonnes stratégies de survie, toutes nos négociations. Tu as pris sur toi notre monologue idolâtre, tu l’a transformé en silence, et tu t’es plongé dans l’abîme de l’abandon. Nous contemplons une vraie foi, une vraie espérance et un vrai amour. En ce moment, en contemplant le Crucifié, nous pouvons donc assumer les douleurs de la guerre, de la mort, nos tristesses infinies, en les immergeant dans celles de ton Fils.
O Crux Ave Spes Unica ! Pour moi, que la croix de notre Seigneur Jésus Christ reste ma seule fierté. Par elle, le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde. Ce qui compte, ce n’est pas d’être circoncis ou incirconcis, c’est d’être une création nouvelle. Pour tous ceux qui marchent selon cette règle de vie et pour l’Israël de Dieu, paix et miséricorde.